08/02/2020
Le Cauchemar - chapitres 1 et 2
Hans Fallada
Le Cauchemar
roman
Traduit de l’allemand par Laurence Courtois
Denoël
Titre original
Der Alpdruck
© Éditions Denoël, 2020
PREMIÈRE PARTIE
La chute
1
Une illusion
Toujours, au cours de ces nuits autour du grand effondrement, Dr Doll, quand il parvenait parfois à s’endormir vraiment, était hanté par le même rêve angoissant. Ils dormaient très peu ces premières nuits, s’attendant constamment avec angoisse à tout type de menaces physiques ou morales. La nuit était depuis longtemps tombée – après une journée pleine de tourments –, et ils étaient encore assis aux fenêtres et guettaient au-dehors si un ennemi arrivait, observant la petite prairie, les buissons, l’étroit chemin de ciment, et ce jusqu’à ce que tout se mêle dans leurs yeux douloureux et qu’ils ne distinguent plus rien.
Souvent l’un demandait : « Et si nous allions plutôt nous coucher ? »
Mais la plupart du temps personne ne répondait, et ils restaient assis, les yeux fixes, et ils avaient peur. Jusqu’à ce que le sommeil se jette sur Dr Doll, comme un brigand qui poserait sa grande main sur tout son visage pour l’étouffer. Ou bien c’était comme une épaisse toile d’araignée qui pénétrait dans sa gorge en même temps que l’air qu’il respirait, et qui s’emparait de sa conscience. Un cauchemar…
C’était déjà assez pénible de s’endormir ainsi, mais après ce genre d’endormissement venait en outre un rêve angoissant, toujours le même. Et en l’occurrence, Doll rêvait de ceci :
Il était allongé au fond d’un gigantesque cratère de bombe, sur le dos, les bras pressés contre ses côtes, pris dans la glaise jaune. Sans bouger la tête, il pouvait voir les troncs d’arbres tombés dans le cratère, ainsi que les façades des immeubles avec leurs trous de fenêtres vides et derrière lesquelles il n’y avait plus rien. Parfois Doll était tourmenté par la crainte que ces choses pourraient tomber plus profondément dans le cratère et ainsi se précipiter sur lui, mais jamais aucune de ces ruines menaçantes ne bougeait.
L’idée aussi le tourmentait que mille veines d’eau et sources souterraines pourraient le submerger et remplir complètement sa bouche de l’épaisse glaise jaune. Impossible d’en réchapper, car Doll savait qu’il ne pourrait jamais se relever de ce cratère par ses propres forces. Mais cette crainte aussi était infondée, car il n’entendait jamais le moindre bruit de sources et de ruissellement, et un silence de mort régnait dans cet immense cratère de bombe.
La troisième impression qui le tourmentait était elle aussi une illusion : de gigantesques nuées de corbeaux et de corneilles défilaient sans interruption dans le ciel au-dessus du cratère ; il craignait énormément qu’ils n’aperçoivent leur proie dans la glaise. Mais non, le silence de mort persistait, ces nuées n’existaient que dans l’imagination de Doll, il aurait au moins dû entendre leurs cris.
Néanmoins, deux autres choses n’étaient pas imaginaires, il les savait avec certitude. L’une d’elles était la suivante : la paix régnait enfin. Aucune bombe ne déchirait plus l’air en hurlant, plus aucun tir n’explosait ; c’était la paix, le silence était revenu. Une dernière et gigantesque explosion l’avait encore expédié dans ce sol glaiseux. Et il n’était pas seul dans cet abîme. Bien qu’il n’entendît jamais un seul bruit et qu’il ne vît rien d’autre que ce qui a été décrit, il le savait pourtant : avec lui se trouvaient ici toute sa famille, et tout le peuple allemand, et même aussi tous les peuples d’Europe, tous aussi démunis et sans défense que lui, tous tourmentés par les mêmes angoisses que lui.
Mais toujours, durant ces interminables et atroces heures de rêve, alors que Dr Doll, dans la journée pourtant actif et énergique, était anéanti et qu’il n’y avait plus qu’angoisse en lui – toujours dans ces minutes de sommeil assassines, il voyait encore autre chose. Et voici ce qu’il voyait :
Au bord du cratère, silencieux, et calmes, et immobiles, étaient assis les Trois Grands. Même en rêve il ne les appelait que par ces noms que la guerre avait gravés dans son cerveau de façon indélébile. Avec eux apparaissaient les noms de Churchill, Roosevelt et Staline, bien que l’idée le tourmentât parfois qu’il y avait encore eu un changement récemment.
Ces Trois Grands étaient assis très près ou en tout cas pas très loin les uns des autres ; ils étaient assis là, comme s’ils venaient tout juste d’arriver de leurs contrées respectives, et observaient, le regard fixe, dans un silence endeuillé, le gigantesque cratère où gisaient Doll, et sa famille, et le peuple allemand, et tous les peuples d’Europe, souillés et sans défense. Et alors qu’ils restaient là, muets et pleins de tristesse, Doll savait avec certitude et du plus profond de son cœur que les Trois Grands réfléchissaient intensément et sans discontinuer à la façon de l’aider à se relever, et avec lui tous les autres, et comment, à partir d’un monde profané, rebâtir un monde heureux. Oui, les Trois Grands y réfléchissaient constamment, pendant que d’infinies nuées de corneilles passaient au-dessus du pays pacifié pour retourner chez elles, migrant des champs de bataille jusque dans leurs anciennes aires, et alors que des sources calmes ruisselaient sans un bruit, et dont l’eau amenait la glaise jaune toujours dangereusement plus proche de sa bouche.
Mais lui, Doll, ne pouvait rien faire ; avec ses bras collés contre son corps il ne pouvait rien faire d’autre que rester allongé en silence et attendre que les Trois Grands cogitant tristement aient pris une décision. Voici ce qui peut-être, dans ce rêve angoissant, torturait le plus Doll : alors qu’il restait menacé par de multiples dangers, il ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre en silence pendant un temps infini, infini ! Les façades vides des immeubles pouvaient s’effondrer sur lui, les nuées de corneilles pouvaient découvrir l’homme sans défense, la glaise jaune pouvait emplir sa bouche : il ne pouvait rien faire qu’attendre, et peut-être que cette attente serait fatale pour lui et pour les siens qu’il aimait tant… Peut-être allaient-ils tous encore sombrer !
Il fallut beaucoup de temps avant que les derniers restes de ce rêve angoissant quittent Doll ; il ne s’en libéra complètement que lorsqu’un tournant dans sa vie l’obligea à cesser de cogiter et à se remettre au travail. Mais il fallut plus de temps encore pour que Doll reconnaisse clairement que ce rêve angoissant, spectre surgi entièrement de son for intérieur, ne faisait que le duper et l’abuser. Ce rêve avait beau être atroce, Doll avait pourtant cru qu’il était vrai.
Cela dura longtemps avant qu’il comprenne qu’il n’y avait personne dans le monde prêt à l’aider à se relever de cette boue où il était tombé. Pas une âme, pas les Trois Grands, encore moins ses concitoyens, personne ne s’intéressait à Dr Doll. S’il succombait dans la glaise, c’était d’autant plus grave pour lui, mais que pour lui ! Aucun cœur dans le monde ne s’alourdirait pour autant. S’il avait encore sérieusement le souhait de travailler et de représenter quelque chose, ce n’était que son affaire à lui de surmonter cette apathie, de se relever, d’essuyer la boue de ses vêtements et de se mettre au travail.
Mais Doll, à cette époque, était bien loin de cette révélation. Une fois que la paix fut enfin arrivée, il crut encore longtemps que le monde entier n’attendait que de pouvoir l’aider à se remettre sur pied.
2
Une autre illusion
Le matin de ce 26 avril 1945, Doll s’était enfin réveillé de bonne humeur. Après avoir attendu dans l’inaction la fin de la guerre pendant des semaines et des mois, l’instant de la libération semblait tout proche. La ville de Prenzlau était prise, les Russes pouvaient arriver à tout moment ; la veille, des avions avaient déjà survolé la ville, et ce n’étaient pas des avions allemands !
Mais la meilleure nouvelle n’était arrivée que tard le soir aux oreilles de Doll : la SS se repliait, le Volkssturm, la milice populaire, était dissous, on ne défendrait pas la petite ville de l’avancée des Russes ! Un poids immense était tombé de son âme : depuis des semaines, il n’avait plus osé quitter sa maison afin de ne surtout pas attirer l’attention sur sa personne. Car il était résolu à ne pas se battre dans le Volkssturm.
Bon, avec ces renseignements opportuns, il pouvait de nouveau se risquer devant sa porte sans se soucier du bavardage de ses chers voisins, qui étaient au moins trois à pouvoir l’observer par-dessus les haies et les clôtures. Il sortit donc avec sa jeune épouse dans cette magnifique journée de printemps. Le soleil brillait chaudement, et sa chaleur – tout particulièrement ici, près de l’eau – faisait un bien fou. La verdure se parait encore des mille nuances légères et joyeuses de sa première croissance, et le sol sous les pieds semblait gonfler et se soulever sous l’action pressante de sa fécondité.
Une fois Doll posté agréablement devant sa maison avec sa femme, son regard se posa sur deux massifs de vivaces qui longeaient chaque côté de l’étroit chemin cimenté menant à sa porte. Dans ces massifs aussi, tout verdoyait, oui, quelques fleurs éclosaient même déjà avec les premiers muscaris, les primevères et les anémones. Mais ce spectacle, en soi réjouissant, était gâché par un enchevêtrement de fils de fer qui, en partie arrachés, en partie attachés à de méchants piquets, froissaient les jeunes pousses de leur désordre, et rendaient même dangereux le chemin cimenté avec leurs bouts retombant traîtreusement.
À peine son regard s’était-il posé sur ce fouillis que Doll s’écria : « Voilà ce que je vais faire aujourd’hui ! Ce misérable réseau de fils de fer m’énerve déjà depuis longtemps ! » Il alla chercher la pince et la houe et se mit à sa tâche avec entrain.
Pendant qu’il s’affairait ainsi au soleil, il pouvait de nouveau observer les parcelles de ses plus proches voisins. Bientôt il remarqua une activité inhabituelle. Que ce soit ici ou là-bas, on courait dans tous les sens, on tirait des valises et des meubles hors de la maison pour les mettre dans la remise et inversement, on déambulait sans but apparent une bêche à la main, que l’on plantait ici ou là, comme à l’aveuglette.
Voilà qu’un voisin se précipitait sur le ponton et y restait les mains dans les poches, comme s’il avait soudain beaucoup de temps. Puis quelque chose tombait bruyamment dans l’eau, et après s’être retourné de façon démonstrativement discrète pour vérifier que personne ne l’avait observé – Doll continuait à biner avec entrain –, il retournait dans sa maison à grandes enjambées, comme plongé dans de profondes pensées, où une activité fébrile s’emparait de lui à nouveau.
Puis soudain tout cela s’arrêtait. Des groupes se formaient autour des clôtures et chuchotaient avec zèle. Voilà que de gros paquets changeaient de propriétaire par-dessus le grillage, et tout ce petit monde s’éparpillait, jetant à nouveau de pressants regards de tous côtés, occupé à nouveau par d’autres cachotteries.
Doll, qui n’habitait que depuis quelques mois sur ce terrain appartenant à sa deuxième femme, restait exclu de toute cette activité en tant qu’« étranger », et il s’en réjouissait. Car toutes ces flagrantes cachotteries étaient menées presque uniquement par des femmes et de très vieux hommes, Doll les traitait d’« affaires de bonnes femmes » et les méprisait à ce titre.
Certes, il ne put longtemps se réjouir de son isolement, car deux dames apparurent sur son terrain, de prétendues amies de sa femme. Ces femmes, qu’il n’avait jamais pu supporter, s’arrêtèrent près de lui et firent les étonnées qu’il puisse avoir du temps pour un travail comme celui-ci en une journée comme celle-là. Les Russes étaient pourtant sur le point d’arriver !
Avec un sourire un peu moqueur, Dr Doll, que sa femme avait rejoint maintenant, expliqua qu’il dégageait justement les chemins pour ces visiteurs si longtemps attendus. Étonnées, les dames s’informèrent ; pensait-il donc attendre l’ennemi ici sur place, c’était bien peu indiqué avec deux enfants, une grand-mère et une jeune femme. Quoi qu’il en soit, ici, les riverains de ce hameau de la petite ville avaient tous décidé de prendre les barques au soleil couchant pour rejoindre l’autre rive du lac et, cachés au fond des bois, d’attendre là-bas la suite des événements.
La femme de Doll répondit pour lui à ses amies : « Nous ne ferons rien de tel. Nous ne bougerons pas d’un pouce, nous ne cacherons rien ; c’est à la porte de notre maison que mon mari et moi saluerons les libérateurs si longtemps attendus ! »
Les dames réagirent avec vigueur contre cette décision, mais plus elles s’emportaient, et plus elles flanchaient dans leur résolution, et plus douteuse leur semblait la sécurité du fond des bois, à l’instant si hautement vantée, et quand elles s’en furent enfin, Doll sourit à sa femme : « Tu vas voir qu’elles ne vont rien faire du tout. Elles vont encore caqueter et s’agiter pendant quelques heures comme des poules avant l’orage, déposer ici quelque chose et prendre là autre chose. Mais en fin de compte, elles finiront par s’asseoir, épuisées, et faire ce que nous faisons tous depuis des semaines : attendre d’être sauvés. »
Au sujet de ses amies, Frau Alma était du même avis que son mari, mais quant à elle, elle ne se sentait ni épuisée ni disposée à attendre patiemment. Après le repas, elle annonça à Doll, qui, après cet inhabituel travail matinal, voulait s’allonger un peu sur le canapé, qu’elle allait pédaler en vitesse jusqu’en ville pour compléter ses médicaments contre la bile, elle en aurait peu l’occasion dans les prochains jours.
Doll avait quelques appréhensions, puisque les Russes pouvaient arriver d’un moment à l’autre, il valait mieux attendre ensemble à la maison. Mais il savait aussi d’expérience qu’il était absolument vain de détourner la jeune femme d’un de ses pour un travail comme celui-ci en une journée comme celle-là. Les Russes étaient pourtant sur le point d’arriver !
Avec un sourire un peu moqueur, Dr Doll, que sa femme avait rejoint maintenant, expliqua qu’il dégageait justement les chemins pour ces visiteurs si longtemps attendus. Étonnées, les dames s’informèrent ; pensait-il donc attendre l’ennemi ici sur place, c’était bien peu indiqué avec deux enfants, une grand-mère et une jeune femme. Quoi qu’il en soit, ici, les riverains de ce hameau de la petite ville avaient tous décidé de prendre les barques au soleil couchant pour rejoindre l’autre rive du lac et, cachés au fond des bois, d’attendre là-bas la suite des événements.
La femme de Doll répondit pour lui à ses amies : « Nous ne ferons rien de tel. Nous ne bougerons pas d’un pouce, nous ne cacherons rien ; c’est à la porte de notre maison que mon mari et moi saluerons les libérateurs si longtemps attendus ! »
Les dames réagirent avec vigueur contre cette décision, mais plus elles s’emportaient, et plus elles flanchaient dans leur résolution, et plus douteuse leur semblait la sécurité du fond des bois, à l’instant si hautement vantée, et quand elles s’en furent enfin, Doll sourit à sa femme : « Tu vas voir qu’elles ne vont rien faire du tout. Elles vont encore caqueter et s’agiter pendant quelques heures comme des poules avant l’orage, déposer ici quelque chose et prendre là autre chose. Mais en fin de compte, elles finiront par s’asseoir, épuisées, et faire ce que nous faisons tous depuis des semaines : attendre d’être sauvés. »
Au sujet de ses amies, Frau Alma était du même avis que son mari, mais quant à elle, elle ne se sentait ni épuisée ni disposée à attendre patiemment. Après le repas, elle annonça à Doll, qui, après cet inhabituel travail matinal, voulait s’allonger un peu sur le canapé, qu’elle allait pédaler en vitesse jusqu’en ville pour compléter ses médicaments contre la bile, elle en aurait peu l’occasion dans les prochains jours.
Doll avait quelques appréhensions, puisque les Russes pouvaient arriver d’un moment à l’autre, il valait mieux attendre ensemble à la maison. Mais il savait aussi d’expérience qu’il était absolument vain de détourner la jeune femme d’un de ses projets au motif de dangers potentiels. Des douzaines de fois, sous les pires pluies de bombes, en combattant les incendies dévastateurs de Berlin, lors des attaques aériennes, elle lui avait démontré qu’elle était absolument sans crainte. Il dit alors avec un léger soupir : « Si tu veux ! Fais attention à toi, ma douce ! » Il la regarda partir à vélo par la fenêtre, s’allongea en souriant sur le canapé et s’endormit.
Entre-temps, Frau Alma pédalait avec empressement, grimpait et descendait les côtes en direction de la petite ville. Sa route passa d’abord sur des sentiers isolés où se dressait à peine une maison, puis sur une allée bordée de villas. Là déjà, elle remarqua qu’il n’y avait absolument personne dans les rues et que les villas avaient l’air inhabitées, presque fantomatiques – peut-être du fait des fenêtres qui étaient toutes sans exception fermées. Probablement déjà tous dans les bois, pensa Frau Doll, et elle sentit encore grandir son allant.
Là où l’allée débouchait sur la première vraie rue de la ville, elle tomba enfin sur un signe de vie ; c’était un gros camion de la Wehrmacht. Quelques SS étaient en train d’aider des jeunes femmes et des fillettes à monter. « Venez vite, jeune femme ! cria un des SS à Frau Doll sur un ton quasi autoritaire. Ceci est le dernier véhicule de l’armée à quitter la ville ! »
Comme son mari, Frau Doll avait été très satisfaite d’apprendre que la ville ne serait pas défendue, et qu’elle serait livrée sans combat. Mais cela ne l’empêcha pas pour autant de répondre : « Ça vous ressemble bien, bande de salopards, de déguerpir maintenant que les Russes arrivent ! Depuis que vous êtes arrivés ici, vous vous êtes comportés comme les seigneurs de la ville, vous avez bouffé et bu tout ce que nous avions, mais dès que ça devient sérieux, vous vous débinez comme des baudruches ! »
La veille encore elle n’aurait pas pu parler à un SS de la sorte sans de très lourdes conséquences pour elle et sa famille. La situation avait manifestement changé en profondeur dans les dernières vingt-quatre heures, car le SS répondit pacifiquement : « Dépêchez-vous de monter et arrêtez vos salades ! L’avant de la colonne russe est déjà en haut de la ville !
— Encore mieux ! cria Frau Doll. Comme ça, je peux tout de suite aller leur dire bonjour ! »
Elle appuya sur sa pédale et s’enfonça dans la ville en s’éloignant du dernier véhicule de l’armée allemande qu’elle devait voir de sa vie.
De nouveau s’accentua l’impression qu’elle traversait une ville désertée – peut-être que les quelques femmes près du camion étaient vraiment les tout derniers habitants de la ville et que tous les autres avaient fui. Personne, oui, on ne voyait pas même un chien ou un chat dans les rues. Toutes les fenêtres étaient fermées, toutes les portes avaient l’air barricadées. Et pourtant, alors qu’elle sillonnait les rues, se rapprochant toujours plus du cœur de la ville, elle avait le sentiment que cette créature de plusieurs centaines d’âmes retenait seulement son souffle, comme si elle allait, juste après elle, à côté d’elle, éclater en un horrible cri d’attente torturée ! Comme si toutes ces fenêtres aveugles abritaient encore des gens, devenus presque fous d’angoisse en attendant ce qui allait advenir, fous d’espoir à l’idée que cette guerre atroce prenne vraiment fin.
Ce sentiment était encore renforcé par quelques chiffons blancs, à peine plus grands que des serviettes, suspendus ici et là au-dessus des portes. Avec cette atmosphère lugubre enveloppant Frau Doll depuis son entrée dans la ville, il lui fallut un instant avant de comprendre que ces tissus blancs signifiaient la reddition sans condition. Depuis douze ans, elle voyait pour la première fois aux maisons d’autres drapeaux que ceux avec la croix gammée. Elle accéléra sans le vouloir.
Elle tourna à un coin de rue, et aussitôt ce sentiment diffus d’angoisse fantomatique la quitta ; elle ne put s’empêcher de sourire. Dans la rue défoncée de sa petite ville manœuvraient huit à dix blindés, se dirigeant dans toutes les directions de façon apparemment désorganisée. Aux uniformes, aux couvre-chefs des hommes debout dans les écoutilles, Frau Doll sut que ce n’étaient pas des chars allemands, non, c’était l’avant de la colonne de blindés contre laquelle on venait tout juste de la mettre en garde !
Pourtant, il n’y avait pas de quoi. À voir ces chars aller et venir sous ce beau soleil de printemps, monter sans effort sur un trottoir, puis revenir sur la chaussée en heurtant les tilleuls au passage, ils n’avaient rien de menaçant. Au contraire : cela ressemblait à un jeu léger, presque joyeux. À aucun moment le moindre sentiment de danger ne l’effleura. Elle continua à avancer avec son vélo au milieu des blindés, et, une fois arrivée à destination, la pharmacie, elle descendit d’un bond. Avec l’humeur libérée qui était soudain la sienne, elle n’avait pas remarqué que toutes les maisons de cette rue étaient elles aussi barricadées et verrouillées, et qu’elle était la seule Allemande au milieu de tous ces Russes, dont certains se tenaient d’ailleurs dans la rue, pistolet-mitrailleur à la main.
Ce n’est qu’avec réticence que Frau Doll détacha ses yeux de cette image et qu’elle se tourna vers la pharmacie dont la porte était, comme celles de toutes les maisons, verrouillée et barricadée. Comme les coups à la porte et les appels n’eurent aucun effet, elle n’hésita qu’un instant et s’approcha rapidement d’un Russe muni d’un pistolet qui se tenait tout près. « Écoute, Vania », dit-elle au Russe tout en lui souriant et en le tirant par la manche en direction de la pharmacie, « viens donc m’ouvrir cette boutique ! »
Le Russe croisa ses yeux souriants d’un regard indifférent, un moment elle eut la sensation un peu inquiétante qu’on la regardait comme le mur d’une maison ou comme un animal. Mais ce sentiment se dissipa aussi vite qu’il était apparu une fois que l’homme se laissa entraîner vers la pharmacie. Là, ayant compris son intention, il cogna plusieurs coups bruyants contre le panneau de la porte. Alors, à une petite fenêtre juste au-dessus apparut la tête de lion du pharmacien, un homme dans les soixante-dix ans, qui cherchait anxieusement du regard la provenance de ce bruit. Son visage d’ordinaire toujours amical et rougi par le vin était maintenant d’un gris de cendre.
Frau Doll encouragea le vieil homme de la tête et dit au Russe : « C’est bon, je te remercie bien. Tu peux y aller maintenant. »
Le soldat repartit, sans rien laisser paraître, sans même se retourner vers elle. Maintenant la clé tournait dans la serrure et Frau Doll put entrer dans la pharmacie où, hormis le septuagénaire, se trouvaient aussi sa femme nettement plus jeune et leur tardif petit dernier de deux ou trois ans. Aussitôt après l’entrée de Frau Doll, on verrouilla de nouveau la porte de la pharmacie.
Autant chacun des souvenirs de ce premier jour d’occupation resta longtemps vif et clair dans l’esprit de Frau Doll, autant ses souvenirs sur ce dont on avait parlé dans la pharmacie étaient vagues. Oui, on lui avait remis son médicament avec la précision habituelle, elle savait aussi que le paiement avait d’abord été refusé, puis accepté d’un regard trouble et souriant, comme s’il s’agissait du jeu d’un enfant un peu dérangé. Ensuite il n’y eut plus que du bavardage, par exemple il ne fallait surtout pas qu’elle reparte vers chez elle, ce long trajet au milieu des Russes, elle devait absolument rester à la pharmacie. Et pourtant, quelques instants plus tard, ceux qui cherchaient à la convaincre étaient eux-mêmes pris de doutes, quelle sécurité pouvait bien offrir leur maison, et n’aurait-il pas mieux valu se cacher dans les bois. On commença à se faire des reproches, et pourquoi on n’était pas parti bien plus tôt à l’Ouest – bref, Frau Doll retrouva là les mêmes fadaises funestes et vaines qu’on pouvait entendre ces jours-là dans presque chaque foyer allemand, celles de gens broyés par une attente torturée.
Ici toutefois – avec les chars qui manœuvraient sous les fenêtres de la pharmacie –, c’était particulièrement vain ; il n’y avait plus aucune décision à prendre – tout était décidé et l’attente avait pris fin ! En outre, Frau Doll venait du dehors, de l’air ensoleillé du printemps, elle s’était faufilée au milieu des blindés, elle avait pris un Russe par le bras d’un geste résolu, les derniers restes d’angoisse fantomatique l’avaient quittée – elle ne pouvait plus supporter ces bavardages. Finalement elle demanda, laconique, qu’on lui ouvre de nouveau la porte, elle sortit dans la rue, retourna dans la lumière, monta sur son vélo et, au milieu des chars toujours plus nombreux, elle continua son chemin vers le centre de la ville.
Frau Doll fut probablement la dernière personne à voir le pharmacien avec femme et enfant cet après-midi-là : quelques heures plus tard, il s’administra du poison ainsi qu’à sa femme et à son enfant, apparemment sans raison aucune, au dernier moment les nerfs torturés avaient lâché. Ils avaient enduré tant de choses pendant des années, et maintenant, alors que selon toute probabilité, si certaines choses semblaient pouvoir aller mieux, en aucun cas elles ne pourraient aller plus mal, ils refusaient de supporter encore l’incertitude de l’attente, la plus courte fut elle.
Mais cette même main du pharmacien, qui venait tout juste de mesurer avec la plus grande précision le narcotique contre les souffrances biliaires de Frau Doll, ne fut pas aussi heureuse en dosant le poison pour lui-même et sa propre famille : le très vieux monsieur et le très jeune enfant moururent. Mais la femme revint à la vie après de longues souffrances et – malgré sa solitude – ne renouvela pas sa tentative de suicide.
Alma Doll n’était pas allée très loin avec son vélo, quand une image bien différente attira son attention et la fit s’arrêter de nouveau : devant le plus grand hôtel de la ville, une douzaine d’enfants s’étaient regroupés, des filles et des garçons de dix à douze ans. Ils regardaient les chars passer, criaient et riaient alors que les soldats russes semblaient ne pas les voir du tout.
L’humeur turbulente, presque sauvage de ces enfants campagnards, autrement si taciturnes, s’expliquait par les bouteilles de vin qu’ils avaient dans les mains. Juste au moment où Frau Doll descendait de son vélo, un garçon sortait de l’hôtel en se faufilant par la porte, les mains pleines de nouvelles bouteilles. Les enfants dans la rue saluèrent leur camarade avec un cri de joie rappelant le hurlement d’une jeune meute de loups. Ils laissèrent négligemment s’écraser sur le pavé les bouteilles qu’ils avaient dans les mains, peu importait qu’elles soient pleines, entamées ou déjà vides, et se jetèrent sur les nouvelles, dont ils brisèrent aussitôt les goulots sur les marches de pierre de l’hôtel, puis ils les levèrent vers leurs bouches enfantines.
Ce spectacle réveilla en Frau Doll la colère la plus extrême. Si, en tant que mère, elle détestait déjà la vue d’un enfant ivre, sa colère augmenta encore à l’idée que ces très jeunes personnes, pas même encore adolescentes, puissent profaner de leur ivresse la première invasion de l’Armée rouge. Elle se mit presque à courir et se jeta sur eux, leur arracha les bouteilles des mains et distribua copieusement gifles et torgnoles, si bien qu’un instant plus tard cette apparition s’était évanouie au coin de la rue.
Frau Doll s’arrêta un instant et prit une grande inspiration. Sa colère à l’instant si violente avait déjà reflué, et c’est presque gaiement qu’elle regarda la rue désertée par ses habitants, où, en dehors d’elle-même, seuls des chars circulaient ainsi que quelques soldats russes isolés avec des mitraillettes. Puis elle se rappela qu’il était grand temps de rentrer à la maison, et, avec un léger soupir de contentement, elle se dirigea vers son vélo. Elle ne l’avait pas encore atteint qu’un Russe l’aborda cette fois, qui, désignant sa main, tira un petit paquet de sa poche et l’ouvrit.
Elle regarda sa main et s’aperçut alors seulement qu’elle s’était coupée en saisissant les bouteilles : du sang gouttait de ses doigts. Le visage souriant, elle se laissa bander la main par ce Russe serviable, lui tapota l’épaule pour le remercier – il regarda à travers elle d’un air étrange –, grimpa sur son vélo et repartit jusqu’à la maison sans aventure supplémentaire. Mais juste à l’endroit où une heure plus tôt stationnait le véhicule de la Wehrmacht, des chars russes circulaient désormais. Le camion avait-il réussi à quitter la ville ? Elle ne le savait pas, elle ne le saurait jamais.
Quand Frau Doll retrouva son mari avec ces nouvelles toutes fraîches, il se sentit uniquement conforté dans sa décision d’attendre les vainqueurs et libérateurs à la porte de sa maison. Et comme l’arrivée des Russes, même en cet endroit retiré de la ville, pouvait désormais se produire à tout instant, Doll coupa court à la discussion avec sa femme et retourna à son travail dans les massifs, avec une persévérance presque incompréhensible en cette heure décisive, pour retirer les dernières boucles de fil de fer, les enrouler soigneusement et enlever les atroces derniers pieux.
Ni le départ ni le retour de la jeune femme n’étaient passés inaperçus sur les terrains avoisinants. Et bientôt tous ces voisins se présentèrent chez Doll – bien entendu, toujours sous un prétexte convenable, emprunter un outil par exemple –, ils le regardèrent travailler et cherchèrent de façon détournée à s’informer sur ce que Frau Doll avait pu faire en ville et si elle avait peut-être vu du nouveau. Doll, qui aurait aussitôt répondu à une question directe, tout à fait justifiée dans une telle situation, détestait beaucoup cette façon de tourner autour du pot, cet air de ne pas y toucher, et n’avait pas l’intention de satisfaire une curiosité si mal dissimulée.
C’est ainsi que les voisins s’en seraient retournés bredouilles si Frau Alma, sortant de la maison, ne s’était pas jointe à son mari. À la manière de la plupart des jeunes gens, elle brûlait de raconter ses aventures, et cela d’autant plus qu’elles étaient parfaitement réjouissantes et rassurantes.
Et en effet, les récits de la jeune femme provoquèrent un revirement complet dans l’esprit des voisins : plus aucun ne songeait à fuir dans les bois. Ils attendraient tous, comme les Doll, leurs libérateurs chez eux. Oui, certains commencèrent même à évoquer à mots à peine couverts qu’il serait peut-être bon de remettre à leur place les choses qu’ils avaient cachées ou enterrées, au moins pour ne pas offenser les vainqueurs par leur méfiance. Évidemment, de telles remarques étaient accueillies par les autres membres de la famille avec des exclamations agacées et de vifs mouvements de tête : « Pas ça, Olga ! » ; « Qu’est-ce que tu dis, Élisabeth, ce qui est sûr est sûr ! » Ou bien encore : « Chez nous il n’y a rien de caché, Minnie, que je sache, tu délires ! »
Cette discussion de voisinage connut son apogée avec deux vieillards dans les soixante-dix ans, dont l’imagination s’enflamma à l’évocation de la scène des enfants ivres devant l’hôtel. Tout d’abord la colère des deux vieux fut indescriptible. N’étaient-ils pas allés depuis des semaines et des mois, jusque chez cet hôtelier précisément, dont ils étaient des clients réguliers depuis des temps inconcevables – et cela presque chaque jour, malgré leur grand âge et la longue route –, et cette crapule, ce criminel, ce traître à la nation, ne les avait-il pas, quand ils avaient demandé une bouteille, oui, ne serait-ce même qu’un seul verre de vin, presque toujours refoulés en rétorquant qu’il n’avait lui-même plus rien, que la SS avait bu tout ce qu’il avait ?! Et maintenant il s’avérait qu’il y avait encore du vin là-bas, probablement encore beaucoup de vin, une cave pleine, des tas de caves pleines, qu’on leur avait cachées contre toute légalité, et que des enfants maintenant déversaient dans la rue !
Et les deux vieillards se regardèrent droit dans les yeux, leurs visages encore à l’instant gris de soucis rougirent doucement jusque dans leur chevelure blanche, comme animés par le miroitement du vin. Ils se tapèrent mutuellement sur leurs ventres devenus si flasques ces dernières années, et qui ne remplissaient plus leurs pantalons depuis longtemps, et ils se déclamèrent l’un l’autre les noms de leurs crus préférés. L’un, petit, toujours en habit de chasse vert, adorateur absolu du vin de Moselle, l’autre, plus long, toujours en bras de chemise, accordait sa faveur plutôt aux vins français. À les regarder danser l’un autour de l’autre en criant et en se tapant sur la panse, ils semblaient déjà ivres de ce vin qu’ils n’avaient pourtant pas. Cette heure extrêmement incertaine, la guerre touchant tout juste à sa fin, le danger qui approchait peut-être, tout cela était oublié, chaque souvenir des longs tourments s’effaçait à la perspective de boire un verre. Et lorsque, s’échauffant mutuellement, ils décidèrent de partir aussitôt en ville avec deux charrettes à bras pour aller chercher sur-le-champ ces vins qu’on avait illégalement dérobés à leur vue, ils parurent aux yeux de Doll exactement comme ceux qui s’apprêtent à danser sur un volcan.
Dieu soit loué, ils avaient tous les deux des femmes, et ces femmes firent en sorte que, pour aujourd’hui, l’excursion prévue n’ait pas lieu, d’autant que l’écho des véhicules lourds en provenance de la ville résonnait de plus en plus fort sur le lac. « Mais, fit remarquer Doll en retournant à ses bouts de fil de fer, si les choses se passent autrement que ce à quoi nous nous attendons désormais, nous serons tenus pour responsables qu’ils n’aient pas fui dans les bois. Tout comme on nous tiendra toujours pour responsables de tout ce qui viendra…
— Mais je ne leur ai rien conseillé ou déconseillé de faire, se défendit la jeune femme.
— Cela n’a aucun rapport avec ce que tu as dit », répondit Doll, et avec sa pince il arracha un crampillon sur le piquet. « Il se trouve simplement que ces chers voisins ont désormais trouvé un bouc émissaire pour tout ce qui ira de travers. » Il enroula un bout de fil de fer. « Ils ne nous épargneront rien, tu peux me faire confiance ! Ces dernières années, ils se sont évertués à toujours attribuer aux autres, jamais à eux, la responsabilité de tout ce qui se passait – pourquoi auraient-ils changé ?!
— Nous supporterons cela avec résignation, répondit la jeune femme avec un sourire bravache. Nous avons toujours été les personnes les mieux haïes de cette petite ville – un peu plus ou un peu moins ne changera pas grand-chose, n’est-ce pas ? »
Sur ce, elle opina du chef dans sa direction et retourna dans la maison.
Le reste de l’après-midi s’étira douloureusement. Ils entrèrent de nouveau dans cette horrible attente qu’ils espéraient pourtant définitivement passée – et combien de fois devraient-ils encore, dans les prochains jours et les prochains mois, attendre, attendre, attendre ! Parfois Doll interrompait son travail et allait, seul ou avec sa femme, jusqu’à la rive du lac d’où ils pouvaient voir, au-delà de l’eau, un tronçon de la route menant à la ville. Mais ils ne voyaient que les maisons vides et mortes, sans un signe de vie humaine, seules leurs oreilles étaient remplies par le bruit continu du roulement, du grondement, des klaxons d’une immense colonne invisible qui traversait la ville à l’ouest, comme un fantôme.
Enfin – le crépuscule approchait – la jeune femme appela depuis la maison, le dîner était bientôt prêt. Doll, qui s’était plus éparpillé qu’il n’avait travaillé pendant cette dernière heure, rassembla ses outils, les porta dans la remise et se débarbouilla dans la cuisine d’été. Puis ils s’assirent dans le coin autour de la table ronde du dîner : la vieille grand-mère, Doll, sa femme et les deux enfants. La conversation allait et venait seulement entre la vieille grand-mère et sa fille. La femme âgée qui, presque paralysée, restait tout le temps assise dans son fauteuil, était avide de nouvelles et sa fille était ce soir plutôt d’humeur à lui en donner (ce qui n’était, et de loin, pas toujours le cas). La grand-mère voulait tout savoir exactement, elle préférait entendre les choses plutôt trois fois qu’une et elle harcelait sa fille sans ménagement avec des questions du genre : « Et qu’est-ce qu’elle a dit alors ? » ; « Et toi tu as dit quoi, toi ? » ; « Et qu’est-ce qu’elle a répondu ? »
Autrement, Doll aimait bien écouter le gazouillis de ces amples conversations féminines, toujours curieux de voir quels changements apporterait l’antique tête de l’aïeule à la matière première. Mais ce soir, comme sa bonne humeur du matin était usée jusqu’à la dernière goutte, il ne parvint à supporter ces bavardages sans contradiction qu’au prix d’un immense effort. Il savait que c’était injuste, mais il avait précisément envie d’être injuste maintenant.
Soudain, le garçon assis à table s’écria à mi-voix : « Des Russes !!! » Un bruit à la porte, tout le monde se tut et se retourna, la porte s’ouvrit et trois Russes entrèrent dans le salon.
« Tout le monde reste assis ! » ordonna Doll à voix basse et il s’approcha des visiteurs, le poing gauche levé en signe de salut, à ses côtés la jeune femme, qui n’avait pas pris pour elle l’ordre de rester assis. Maintenant Doll pouvait sourire de nouveau, la tension, l’impatience rageuse s’étaient apaisées en lui, le temps de l’attente était terminé, dans le livre du destin une toute nouvelle page venait de se tourner… Il dit en souriant Tovarichtch !, « Camarade ! », et tendit la main droite aux trois visiteurs pour les saluer.
Jamais Doll ne pourrait oublier l’apparence et les manières de ces trois Russes, les tout premiers qui pénétrèrent alors dans sa maison. À leur tête avançait un homme jeune et mince avec un bandeau noir sur l’œil gauche. Ses gestes étaient agiles, il dégageait quelque chose de brillant, il portait une veste d’uniforme bleue et une toque en peau de mouton sur la tête.
L’homme derrière lui semblait un géant à côté de cette silhouette délicate et plutôt nerveuse, on aurait presque dit qu’il atteignait les poutres du plafond. Il avait un visage de paysan gros et gris et une énorme moustache tombante, où de nombreux poils gris se mêlaient déjà aux noirs. Mais ce qui frappait le plus était son sabre, une lame courte et courbée dans un étui de cuir qu’il portait de biais sur sa panse enveloppée d’un uniforme gris. Le troisième homme, derrière les deux autres, était un simple soldat, encore très jeune, au visage qui commençait tout juste à se former. Il portait une mitraillette avec un chargeur tambour sous le bras. C’étaient donc les trois Russes, ces hôtes si longtemps attendus, vers lesquels Doll s’approcha le poing gauche levé et la main droite tendue, le mot Tovarichtch ! aux lèvres.
Mais alors qu’il s’avançait, alors qu’il se tenait ainsi devant les trois hommes, quelque chose d’étrange se passa. Le poing gauche s’abaissa, la main droite de Doll se blottit dans sa poche, et sa bouche ne répéta pas le mot qui devait pourtant établir un lien entre lui et les trois autres. Il ne souriait plus non plus, et son visage avait pris un air sombre, tourmenté. Soudain il baissa les yeux qui avaient à l’instant encore regardé les trois hommes, et il les posa sur le sol.
Combien de temps avait pu durer cette scène, deux ou trois minutes ou bien seulement quelques secondes, Doll fut incapable de le dire, plus tard. Soudain l’uniforme bleu se glissa entre lui et sa femme, les deux autres lui emboîtèrent le pas vers l’intérieur de la maison. Ni Herr ni Frau Doll ne les suivirent, ils restèrent debout, interdits, s’évitant mutuellement du regard. Puis ils entendirent le garçon s’écrier : « Les voilà de nouveau ! »
Et en effet, ils virent les trois Russes derrière la maison. Ils l’avaient quittée par la cuisine d’été ; la brève traversée par les quatre pièces que contenait effectivement la maisonnette n’avait duré qu’un instant. Comme s’ils connaissaient parfaitement les lieux, voilà qu’ils longèrent la remise, montèrent sur le ponton, grimpèrent dans le bateau, larguèrent les amarres et disparurent peu après derrière les arbustes de la rive.
« Ils sont partis ! s’écria encore le garçon.
— Beaucoup d’autres viendront encore ! annonça la jeune femme. Ce n’était qu’un premier contrôle apparemment, pour savoir qui vit dans les maisons. » Elle jeta un bref regard à son mari, toujours debout, tourmenté et sombre. « Viens ! dit-elle. Mangeons vite avant que la soupe ait complètement refroidi. Et puis les enfants et la grand-mère iront tout de suite au lit. Mais nous resterons encore un petit moment debout ; j’ai le sentiment qu’il y en aura d’autres ce soir, ou bien dans la nuit.
— C’est d’accord », répondit Doll, et il revint à la table avec elle. Et ce faisant, il se dit que la voix de sa femme aussi avait complètement changé : il n’y avait plus rien de la vivacité qu’elle avait eue en racontant les événements de l’après-midi. Elle a, elle aussi, remarqué quelque chose, pensa-t-il. Mais tout comme moi, elle ne veut pas en parler. C’est bien comme ça.
Plus tard il préféra s’imaginer que sa femme n’avait finalement peut-être rien remarqué du tout, que sa voix sonnait si différemment parce qu’on recommençait déjà à attendre, attendre les nouveaux visiteurs russes. L’attente était décidément la chose la plus difficile à supporter pour tous les Allemands, et c’est justement cela qu’on leur imposait dans de nombreuses situations, presque toutes – et cela dans les prochains jours, les prochains mois, oui peut-être les prochaines années…
Grâce à la grand-mère et aux enfants, une vive discussion finit tout de même par naître, à laquelle la jeune femme participa aussi. Naturellement, elle tournait pour l’essentiel autour des trois visiteurs à l’allure si bigarrée, et à laquelle, en comparaison avec les troupes d’ici, les troupes allemandes, on n’était pas accoutumés (mais peut-être aussi ne parvenait-on plus à la voir, puisqu’on y était depuis si longtemps habitués). Plus tard on débattit fiévreusement pour savoir si on récupérerait le bateau, est-ce que les Russes le rapporteraient ?
Doll ne se joignit pas à cette discussion, il ne voulait plus prononcer un seul mot de toute la soirée. Il était pour cela bien trop agité intérieurement. Il ne posa qu’une seule question à voix basse à sa femme : « Tu as vu comment ils m’ont regardé ? »
Alma avait répondu, tout aussi doucement et très vite : « Oui ! Exactement comme le Russe m’a regardée cet après-midi devant la pharmacie : comme si j’avais été un mur ou bien un animal. » Là-dessus, Doll opina brièvement de la tête, on ne parla plus de cela entre les époux, ni ce jour-là ni plus tard.
Mais Doll se revoyait debout devant les trois hommes, le visage souriant, le mot Tovarichtch ! aux lèvres, le poing levé, la main tendue pour saluer – quelle erreur que tout cela, quelle honte il éprouvait ! La journée avait déjà commencé de travers, dès le matin quand il s’était levé si joyeux, et s’était jeté dans le travail sur les massifs afin d’enlever tous les dangers sur le chemin des libérateurs ; comme il s’était trompé !
12:12 Publié dans Actualité, Textes de Hans Fallada | Lien permanent | Commentaires (0)
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