25/06/2024
Hans Fallada - Première rencontre avec les Russes (février 1947)
Le texte de Hans Fallada que nous publions est paru dans le journal Le Littéraire du 15 février 1947. Comme l’indique la rédaction, Hans Fallada était décédé, à Berlin, la semaine précédente. Le récit Première rencontre avec les Russes, traduit par Dominique Auclères, est un extrait du roman Le cauchemar, non encore paru, en février 1947. Le Littéraire annonce d’ailleurs la parution, sans préciser la date, en page 4. Le roman paraîtra aux Editions du Portulan, dans une traduction d’Edith Vincent, en juillet 1947. Une nouvelle traduction par Laurence Courtois, paraîtra aux éditions Denoël en février 2020.
Le texte publié dans le Littéraire est extrait du chapitre II du roman de Hans Fallada intitulé ‘Seconde illusion’ dans la traduction d’Edith Vincent, ’Une autre illusion’ dans la traduction de Laurence Courtois.
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LE LITTERAIRE — SAMEDI 15 FEVRIER 1947
Première rencontre avec les Russes
Récit de HANS FALLADA
HANS FALLADA, qui est mort la semaine dernière à Berlin, est un auteur allemand dont la célébrité fut consacrée au lendemain de l’autre guerre par la publication d’un roman puissant : Les loups parmi les loups. La peinture du désarroi du peuple allemand, qui jeta dans la débauche les vaincus de 1918, est en effet un document de premier ordre à l’intérêt duquel nul ne put se soustraire.
Une dernière fois, Fallada, après l’écrasement de l’Allemagne nazie, a pris la plume. Dans un nouveau roman : Le cauchemar, il a tenté d’analyser la déchéance de ses compatriotes en 1945. Il peint avec une cruauté lucide les effets du régime nazi, la veulerie et le désespoir des Allemands, leurs réactions morbides devant la conscience de la responsabilité collective.
Le récit que nous tirons de ce roman, encore inédit même en Allemagne, a pour cadre une petite ville au moment de l’arrivée de l’armée russe.
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ALMA DOLL pédalait avec application, grimpant et dévalant les côtes en direction de la petite ville. Elle passa d’abord par des sentiers perdus, où les maisons étaient rares, puis elle s’engagea dans une avenue bordée à droite et à gauche de villas. Elle nota tout de suite qu’aucun être humain ne se montrait dans les rues et que les villas, en raison peut-être de toutes leurs fenêtres closes, paraissaient inhabitées et spectrales. « Tous cachés dans la forêt ? », se demanda Alma Doll, et elle n’en devint que plus entreprenante.
Au carrefour de l’avenue et de la première route nationale, elle se heurta à un semblant de vie en l’espèce d’un camion de la Wehrmacht. Quelques S.S. aidaient des femmes et des jeunes filles à y monter.
— Venez vite, jeune femme, lui cria un des S.S. sur le ton du commandement, cette voiture est la dernière de la Wehrmacht qui quitte la ville !
Alma Doll avait été d’accord avec son mari pour se réjouir qu’on renonçât à défendre la ville. Elle n’en répondit pas moins :
— Espèces de salauds, on pensait bien que vous déguerpiriez devant le Russe ; depuis que vous êtes là, vous avez agi en maîtres, vous avez mangé et bu tout ce qui nous appartenait, maintenant que vous n’avez plus rien à espérer, vous vous débinez.
La veille encore, elle n’eût pu parler sur ce ton à un S.S. sans s’attirer, ainsi qu’à ses proches, les pires représailles. En vingt-quatre heures, la situation avait changé du tout au tout, car le S.S. riposta pacifiquement :
— Tâchez de monter et ne dites pas de sottises ; la pointe des blindés russes a déjà atteint la ville.
— Tant mieux, dit Mme Doll, comme cela je pourrai leur dire bonjour.
Une ville spectrale
Son pied actionna la pédale et elle s’éloigna du camion de la Wehrmacht, le dernier peut-être qu’elle devait voir dans sa vie, pour s’enfoncer plus avant dans la ville.
Elle eut à nouveau l’impression de traverser un lieu abandonné. Peut- être ces femmes, installées dans le camion, étaient-elles les dernières habitant la ville ? Peut-être tout le monde avait-il fui ? Pas un être dans les rues, pas même un chien ou un chat. Toutes les fenêtres étaient fermées, toutes les portes apparemment barricadées. Et pourtant, tandis qu’elle approchait du centre de la ville, il lui semblait qu’une foule invisible, faite de centaines d’humains, retenait le souffle et qu’elle entendrait subitement devant elle, à côté d’elle, partout, le cri torturé qui jaillirait de cette attente angoissée. Sans doute habitaient-ils derrière les fenêtres aveugles, tous presque fous de peur devant ce qui les attendait, et fous d’espoir en songeant que la guerre affreuse allait finir.
Son impression devint plus nette quand elle aperçut des chiffons blancs, grands comme des serviettes de toilette, assujettis au sommet des portes. Tout ce qu’elle éprouvait et voyait depuis son arrivée dans cette ville était spectral à tel point qu’elle mit quelque temps à comprendre que ces linges blancs correspondaient à une capitulation sans conditions. Pour la première fois depuis douze ans, ce n’étaient plus des drapeaux à croix gammée qu’on arborait. Instinctivement, elle accéléra son allure. Elle tourna au coin d’une rue et cessa soudain de se croire au pays des fantômes ; elle sourit même sans le vouloir. Huit ou dix tanks déambulaient drôlement sur le mauvais pavé de la petite ville, apparemment sans but et sans discipline. Les casquettes, les uniformes des hommes dont les têtes émergeaient des lucarnes ouvertes apprirent à Alma Doll qu’il ne s’agissait pas de tanks allemands. Elle se trouvait tout simplement face à la pointe de blindés dont il avait été question tout à l’heure.
Pourquoi l’avait-on mise en garde ? Ils ne semblaient pas bien menaçants, ces tanks. Elle n’eut pas un instant la conscience d’un danger, engagea sa bicyclette entre les blindés qui venaient en sens contraire et sauta à terre à la hauteur de la pharmacie. Libérée de l’angoisse, elle ne s’était pas rendue compte que dans la rue principale aussi les maisons étaient toutes barricadées avec un soin minutieux, et qu’elle était la seule Allemande parmi des Russes, dont certains se tenaient immobiles, la mitraillette au poing. Fascinée par le spectacle, elle eut du mal à en détacher les yeux et à se tourner vers la pharmacie dont la porte était close comme les autres. Elle frappa, elle appela sans succès, et puis n’hésita qu’une seconde pour s’approcher du Russe qui se tenait à quelques pas d’elle, le pistolet dans sa main droite.
Un Russe sans regard
— Ecoule, Wania, dit-elle en souriant et en le tirant par la manche, ouvre-moi donc cette boutique ! Le Russe répondit au sourire de ses yeux d’un œil indifférent ; elle eut la sensation inquiétante qu’il la regardait comme on considéré un animal ou le mur d’une maison. Mais cette impression s’envola lorsqu’elle vit l’homme se diriger complaisamment vers la pharmacie et, comprenant son désir, brandir la crosse de sa mitraillette et asséner à la porte des coups forts comme le bruit du tonnerre. La tête léonine du pharmacien, un vieillard de soixante-dix ans, s’encadra dans le vasistas, au-dessus de la porte ; il demanda, très inquiet, la raison de ce bruit.
Mme Doll fit un signe de tête encourageant au vieillard, puis elle dit au Russe :
— C’est très bien, tu peux t’en aller.
Le visage du soldat ne broncha pas, il s’éloigna sans se retourner, sans l’avoir vraiment regardée. Mme Doll entra dans la pharmacie — elle y trouva la jeune femme du septuagénaire et son enfant, tard venu, un bébé de deux ans — la porte fut aussitôt refermée…
Tous les détails de cette première rencontre avec les Russes se gravèrent de façon vivante dans la mémoire de Mme Doll, alors que les mots prononcés dans la pharmacie même ne lui revinrent plus tard qu’avec une extrême imprécision. On lui avait préparé son médicament avec la minutie habituelle, on avait commencé par en refuser le paiement, puis on avait accepté son argent avec un sourire désabusé, comme s’il se fût agi de ne pas contrarier le jeu d’une enfant. Elle s’était entendu dire ensuite qu’elle ne pouvait pas rentrer seule, que le chemin était trop long, qu’elle ferait mieux de rester à la pharmacie. Et quelques instants plus tard, les mêmes personnes semblaient se demander si la pharmacie était un lieu sûr, s’il n’eut pas mieux valu se cacher dans les bois ; on se reprochait l’un l’autre de n’être pas parti plus tôt, de n’avoir pas fui vers l’ouest de l’Allemagne ; c’étaient les mêmes propos décousus, désolés et inutiles que répétaient ce jour-là tous les Allemands dont une attente torturante avait ébranlé le système nerveux…
Alma Doll fut sans doute la dernière personne à parler au pharmacien, à sa femme et à l’enfant ; quelques heures plus tard, le vieillard s’empoisonnait et faisait prendre du poison aux siens sans qu’aucune raison valable fût trouvée pour expliquer cet acte. Les nerfs trop surmenés avaient cédé. Ils avaient enduré tant de choses pendant tant d’années ! Maintenant que tout pouvait aller mieux, ils refusaient d’accepter cette dernière attente.
La torturante attente
La fin de l’après-midi fut d’une longueur torturante. Encore cette effroyable attente dont ils pensaient être enfin libérés ! Et combien de fois, durant les mois qui suivirent, furent-ils ainsi contraints à l’attente ? Attendre, attendre ! Doll interrompait par moments son travail, et se dirigeait seul ou avec sa femme jusqu’à la rive du lac d’où, par-dessus l’eau, on pouvait apercevoir une des routes qui menaient à la ville. Mais ils ne voyaient rien, sinon les hautes demeures apparemment privées de vie, et leurs oreilles résonnaient du tintamarre d’un énorme convoi en marche : roulements incessants, rumeurs confuses et coups de klackson ; le convoi fantôme s’acheminait, invisible, vers l’ouest de la ville.
Le crépuscule était venu ; la jeune Alma Doll annonça du haut de sa maison que le dîner allait être prêt ; Doll, qui, durant les dernières heures, avait tué le temps plutôt que de travailler, ramassa ses outils, les rangea dans le hangar et se lava les mains à l’office. Puis ils s’installèrent dans le coin autour de la table ronde, la grand’mère, Doll, sa femme et les deux enfants. La grand’mère parlait à sa fille ; toutes deux menaient la conversation.
Soudain, le petit garçon, assis à table, cria à mi-voix : « Des Russes ! » Un bruit de l’autre côté de la porte figea et fit taire chacun ; la porte s’ouvrit et trois Russes entrèrent dans la pièce.
— Restez tons assis, ordonna Doll en sourdine, et il s’avança vers les Russes, le poing gauche levé en guise de salut. Sa jeune femme, qui n’avait pas pris pour elle l’ordre de rester assise, se tenait à ses côtés. Le sourire était revenu sur les lèvres de Doll, la tension nerveuse avait cédé, colère et impatience étaient oubliées, l’attente était terminée, dans le livre du destin une page venait d’être tournée… Il dit en souriant : « Tovaritch » et tendit la main droite à ses trois visiteurs.
Jamais Doll ne devait oublier l’aspect de ces trois Russes qui furent les premiers à franchir son seuil. Celui qui précédait les autres était jeune, élancé, et portait un bandeau noir sur l’œil gauche. Ses gestes étaient rapides, quelque chose de clair émanait de lui ; il portait une tunique bleue et un bonnet en peau de mouton sur la tête. Derrière la silhouette fragile du premier, la stature du second se découpait, gigantesque. Sa tête paraissait atteindre aux poutres du plafond. Il avait une grosse figure brune de paysan, une moustache fournie et tombante, dans les poils noirs de laquelle couraient des fils gris.
Le troisième homme était un soldat simple, tout jeune encore, avec un visage qui commençait à se former. Il portait sous son bras une mitraillette à chargeur en forme de segment. Tels étaient les trois Russes, les hôtes tant attendus que Doll accueillit le poing gauche levé, la main droite tendue, avec, sur les lèvres, le mot Tovaritch.
Comme un mur ou comme une bête
Mais, tandis qu’il en était ainsi, tandis qu’il se tenait encore devant les trois, il se produisit quelque chose d’étrange. Le poing gauche s’abaissa, la main droite de Doll se cacha dans sa poche et il omit de répéter le mot qui devait servir de trait d’union entre lui et les trois. Sa bouche perdit le sourire, son visage prit une expression sombre et méditative. Subitement, il cessa de regarder les trois, et ses yeux se baissèrent vers le sol. L’homme à la tunique bleue passa entre Doll et sa femme et les autres le suivirent à l’intérieur. Ni monsieur ni madame Doll ne les accompagnèrent ; ils restèrent silencieux, et chacun d’eux évitait le regard de l’autre. Puis le petit garçon cria :
— Les voilà à nouveau !
Les trois Russes longeaient en effet l’arrière de la maison, qu’ils avaient quittée par l’office, la traversée des quatre pièces dont se composait la maisonnette n’avait duré que quelques instants. Ils se dirigèrent vers le lac comme des habitués. Sans hésiter, sans se retourner, longèrent le hangar, s’avancèrent sur la passerelle de bois, s’embarquèrent dans le canot, dénouèrent la corde et disparurent peu après derrière le bocage de la rive.
— Ils sont partis, cria l’enfant.
— D’autres viendront, dit la jeune femme. Sans doute s’agissait-il d’une patrouille chargée de contrôler les habitants de ces maisons.
Elle regarda à la dérobée son mari qui, les mains dans les poches, réfléchissait toujours d’un air sombre.
— Viens, dit-elle, mangeons, avant que le potage soit froid.
— Bien, répondit Doll, et il se remit à table avec elle.
Il pensa que même la voix de sa femme avait changé ; plus le moindre reflet de cette vivacité dont s’étaient empreints les récits qu’elle lui avait faits de son équipée de l’après-midi. Elle s’est aperçue de quelque chose, pensa-t-il, mais elle est comme moi, elle ne veut pas en parler, c’est très bien.
Plus tard, il préféra imaginer que sa femme n’avait rien remarqué, que sa voix était altérée parce qu’une autre attente commençait, l’attente de nouveaux visiteurs russes.
La conversation fut renouée grâce à la grand’mère et aux enfants ; Alma Doll y participa bientôt. Il n’était question que du curieux accoutrement des trois visiteurs, dont les uniformes aux couleurs disparates avaient tranché sur l’aspect familier des tenues allemandes. Peut-être aussi s’était-on si bien habitué aux uniformes allemands qu’on avait fini par ne plus les voir ? Un peu plus tard on discuta vivement de savoir si les Russes rendraient la barque ou la garderaient ?
Doll ne se mêla pas à ce bavardage — il n’avait envie de rien dire — il eût aimé ne plus ouvrir la bouche de la soirée. Son émoi était trop profond. Une seule fois il dit à sa femme, à voix basse :
— As-tu vu comment ils m’ont regardé ?
Et Alma répondit, aussi bas et aussi vite :
— Oui, tout à fait comme le Russe m’a regardée, devant la boutique du pharmacien : comme si j’étais un mur ou un animal.
Doll acquiesça brièvement de la tête. Rien de plus ne fut dit entre les époux, ni ce soir-là ni plus tard.
Seulement, Doll évoquait à tout instant la scène. Il se revoyait devant les trois, avec son sourire béat, le mot Tovaritch sur les lèvres, la main tendue.
Que tout cela avait été mal fait, qu’il était honteux de lui-même ! Il y avait eu maldonne depuis le matin : son réveil joyeux, son travail précipité dans les plates-bandes, la taille des arbustes, cet effort de déblaiement pour que le libérateur puisse arriver en toute « sécurité ». Comme il avait vu faux !
Un homme comme lui s’était vanté à ses voisins d’être décidé à attendre les Russes sur le seuil de sa porte, et à les accueillir comme les rédempteurs – Au lieu de tirer les conclusions logiques du récit des aventures qu’avaient eues sa femme dans l’après-midi, il n’avait vu dans cette histoire qu’un encouragement à son attitude irréfléchie et sotte. En vérité, il n’avait rien appris durant ces douze années, bien que souvent il se fût flatté du contraire aux heures de souffrance.
Les Russes avaient eu raison de considérer comme un petit animal méprisable ce gros balourd, avec ses travaux d’approche maladroits, qui semblait imaginer qu’un sourire grimaçant, un mot de russe, à peine compris, suffiraient à effacer tout ce que les Allemands avaient infligé monde douze années durant !
« Nous expierons »
Doll était Allemand, et il savait — théoriquement du moins — que depuis l’accession d’Hitler au pouvoir, depuis les persécutions des Juifs, le mot « Allemand », déjà déprécié après la guerre mondiale, avait perdu davantage de semaine en semaine, de mois en mois, sa résonance et son crédit. Que de fois avait-il dit lui-même : « Ceci, on ne nous le pardonnera jamais »… ou encore : « Nous expierons. »
Et lui qui savait cela, qui savait que le concept « Allemand » était devenu une injure dans le monde entier, il se plantait devant ces gens, espérant leur faire comprendre qu’il y avait aussi de « bons Allemands ».
Tout ce qu’il s’était promis de cette fin de guerre s’effondrait lamentablement sous le regard de trois soldats russes. Il était Allemand, il appartenait au peuple le plus haï, le plus méprisé du globe. Il était tombé plus bas que la peuplade la plus primitive du centre de l’Afrique dont aucune n’avait provoqué autant de désespoirs et de désastres, fait verser autant de sang et de larmes que le peuple allemand. Doll comprenait qu’il mourrait peut-être avant que l’Allemand ne soit blanchi aux yeux du monde, que ses enfants, ses petits-enfants pourraient souffrir encore du discrédit jeté sur leurs pères. Il s’était leurré de la pensée qu’un mot, un regard, suffiraient à faire comprendre aux autres nations que tous les Allemands n’étaient pas responsables. Cette illusion, maintenant, croulait avec le reste.
Et cette sensation de honte irrémédiable, que relayaient souvent de longues périodes d’apathie totale, ne s’atténuait pas, bien au contraire. Les mois qui passaient en avivaient la conscience à la faveur de maints petits incidents. Quand s’ouvrit le procès des criminels de guerre de Nüremberg, au cours duquel mille détails horrifiques découvrirent l’étendue du crime allemand, son cœur commença à se révolter, il refusa en son for intérieur d’en supporter davantage, d’être traîné plus avant dans la boue. Et il se dit : « Non, je n’avais pas soupçonné que ce fût à ce point atroce ; de cela je ne suis pas responsable ! »
Et, à nouveau, il faisait un retour sur lui-même. Allait-il redevenir le jouet d’une lâche et facile illusion ? Jamais ! Non, il ne serait jamais plus cet homme que le visiteur méprise, à bon droit, dans sa propre maison.
Et il se disait alors : « Bien sûr, j’ai vu les débuts, les persécutions des Juifs ; j’ai entendu parler plus tard du sort que subissaient les prisonniers russes… je me suis indigné, et pourtant je n’ai rien fait ! Et si j’avais su l’étendue des atrocités, telles que je les connais aujourd’hui, je n’aurais rien fait de plus, rien éprouvé de plus que cette haine stérile. »
Il y avait cette chose à surmonter, à surmonter seul : la conscience d’avoir trempé dans le crime, d’être Allemand et de n’avoir plus, comme tel, le droit de se croire égal au citoyen d’un autre pays. Un être méprisé et méprisable, lui, l’orgueilleux, lui qui avait des enfants dont l’avenir n’était pas assuré, qui ne pensaient pas encore par eux-mêmes mais qui attendaient tout de la vie… et il allait devoir les livrer sans défense à cette vie-là.
Doll avait lu, avait entendu dire que la majeure partie de son peuple était tombé dans un état de complète apathie. Il le comprenait, oh ! combien ! Tant d’Allemands devaient être comme lui ! Il leur souhaitait, comme il souhaitait pour lui-même, la force de porter le fardeau.
Hans Fallada.
(Traduction de Dominique Auclères.)
17:57 Publié dans Textes de Hans Fallada | Lien permanent | Commentaires (0)
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