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06/12/2009

Gaieté et tristesse...

Avec cette quatrième nouvelle, nous voilà confronté à l'un des thèmes majeurs des romans de Hans Fallada, la fatalité qui s'accroche aux personnages comme la boue aux souliers, et semble peser d'un poids tel qu'il prend finalement le dessus sur toutes les volontés, mêmes les meilleures, et fait fi des bonnes résolutions, du moins celle qui paraîtraient les plus raisonnables. [La rédaction]
 

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Hans FALLADA

 

GAÎETE ET TRISTESSE

L'homme rentra chez lui, vers six heures, de la maraude du bois, il faisait encore nuit. Il alluma une lanterne et il débita les troncs en bûches pour que le garde forestier, s'il se mettait de nouveau à la recherche des voleurs de bois, ne trouvât rien. Pendant qu'il travaillait ainsi, il entendait les autres scier et donner des coups de hache dans les jardins environnants : ils opéraient toujours à quatre ou à cinq (tous des chômeurs) pour tenir le garde en respect.

Quand l'homme eut fini, il alla au jardin. Il était sept heures maintenant et il commençait à faire jour. Sa femme dormait encore, mais son enfant était réveillé, il était assis dans son lit et disait : « Papa, maman. » L'homme mit doucement la main sur l'épaule de sa femme en disant : « Sept heures, Elise. » Elle s'éveilla péniblement, elle était alée laver la veille toute la journée. Aujourd'hui elle recommençait.

- Puis-je te donner l'enfant un instant, Elise ? demanda-t-il ; dans son demi-sommeil, elle murmura une réponse inintelligible. L'enfant était tout joyeux et riait quand son père le prit sur le bras et le déposa dans le lit à côté de sa mère. Puis il regarda le réveille-matin, cria « tic-tac » en tendant les mains vers lui. Le père le donna à l'enfant, qui se mit à jouer à côté de sa mère, tandis que l'homme préparait le feu dans l'âtre, faisait le café et réchauffait le lait du petit.

Un moment après, ils prirent leur petit déjeuner, mais l'enfant mangea mal. « Il nous faudra, dit l'homme, acheter encore un peu de bon beurre pour le petit. - Je laverai encore deux jours cette semaine, répondit la femme, cela nous rapportera vingt marks. - Et j'en toucherai vingt-cinq au chômage. Je rapporterai une demie-livre de beurre. - Oui, fit la femme, cela vaudra mieux pour lui que la margarine. Cela fera peut-être du bien à ses dents. - Mais il nous faudra aussi payer le loyer du jardin. - Oui, profite de ce que tu es à la ville pour le faire. - Je le ferai », dit l'homme.

L'enfant était tout joyeux, il était assis par terre et déchirait un journal en petit morceaux en disant « i », ce qui représentait pour lui aussi bien les images que tout ce qui était imprimé. Peu avant huit heures, le femme se prépara au départ. « Rentreras-tu tard aujourd'hui ? demanda-t-il. C'est qu'il faut que j'aille au bureau du chômage. Je ne serai pas rentré avant six heures. - Je tâcherai d'être de retour pour cinq heures, dit la femme. Peut-être dormira-t-il jusque-là. - Espérons-le, fit l'homme. C'est toujours ennuyeux de le sentir seul si longtemps. - Oui, dit-elle. Mais qu'y faire ! » Et elle partit.

L'homme rangea la chambre et aéra les matelas à la fenêtre. Il lava la vaisselle, éplucha les pommes de terre et gratta les carottes pour le déjeuner. L'enfant courait partout dans la chambre, il se cachait la tête dans les couvertures qui pendaient du lit. L'homme disait : « Noni est parti. Noni est tout à fait parti. » L'enfant sortait la tête et riait. Il courait vers son père et se cachait la tête dans ses jambes. Au bout d'un moment, l'homme disait : « ça va bien, Noni. ça va bien, mon petit ami. » Et l'enfant retournait à son jeu.

Quand il eut vaqué aux soins ménagers, l'homme habilla l'enfant pour sortir. Il lui mit un bonnet blanc, un manteau et des souliers. Puis l'enfant monta dans un petit chariot blanc et ils partirent tous les deux. Il n'y avait plus rien à faire dans le jardin, l'hiver approchait, les champs avaient été labourés et les fraisiers avaient déjà été recouverts de paille. Ils allaient au milieu des parcelles. Il n'y en avaient que peu d'habitées, tous ceux qui le pouvaient louaient pour l'hiver un logement à la ville. Au bout d'un moment, ils arrivèrent à une belle route cimentée, l'homme arrêta la charrette, défit la courroie et dit : « Descends maintenant, Noni, et pousse. » L'enfant regarda son père en riant joyeusement, sortit une jambe, cligna des yeux, puis la retira. C'était un jeu qu'il jouait avec son père, une petite plaisanterie qu'il avait imaginée. « Alors je m'en irai tout seul », dit le père, qui partit en abandonnant le chariot et l'enfant. Celui-ci descendit immédiatement et cria, excité : « Papa, papa ! » L'homme se retourna, l'enfant regarda les courroies, il avait le sens de l'ordre et ce n'était pas ordonné de les laisser pendre, il fallait que son père les attachât.

L'enfant poussait maintenant la voiturette, parfois il allait vite, très vite même, parfois il s'arrêtait et regardait un chien auquel il faisait « Baou-baou ! » Il fallait que son père fasse également « Baou, baou », l'enfant recommençait son cri jusqu'à ce que son père l'ait répété. Quand il voyait des volailles, l'enfant faisait « Piou-piou » et le père disait :

- Oui, Noni, ce sont des dindons et des pintades. » L'enfant était content, bien qu'il ne pût pas répéter ces mots, car il n'avait qu'un an et demi.

Un moment après, un ruisseau coula au-dessous de la route, le père prit l'enfant par la main, ils descendirent la berge et se mirent sur une souche de racines immergées au bord d'une prairie. Ils se tenaient tous les deux par la main et regardaient l'eau, dont le cours était assez rapide. Sous le pont, le courant se brisait contre des pierres en clapotant ; ils écoutaient le bruit du ruisseau. De temps à autre, le père disait : « C'est de la bonne chère eau » et l'enfant approuvait en criant. Quand ils furent restés ainsi un moment, le père se dit qu'il ne fallait pas, lui qui était grand, rester debout à côté de l'enfant à lui donner des leçons. Il s'agenouilla et, la figure à la hauteur de celle de l'enfant, répéta : « C'est de la bonne chère eau, Noni. » L'enfant s'agenouilla aussitôt et poussa à nouveau son cri d'approbation.

Ils se tinrent encore un moment accroupis, puis ils remontèrent la berge et continuèrent leur chemin. Noni ne poussait plus son chariot maintenant, mais marchait tout seul. Son père poussait lentement le chariot. Si l'enfant, contemplant quelque chose, restait trop en arrière, son père l'appelait. Il arrivait alors en courant aussi vite que ses petites jambes le lui permettaient à moins que, sa contemplation se prolongeant, son père attendit qu'elle fût terminée. Une ou deux fois, Noni tomba : « C'est bon, Noni, disait le père, relève-toi. » L'enfant, qui était prêt à verser des larmes, rougissait en faisant un effort pour étouffer ses sanglots et se levait sans pleurer. Il savait que son père n'aimait pas qu'il pleure et il parvenait presque toujours à retenir ses larmes, même quand il s'était fait très mal.

Une fois, l'enfant découvrit le câble de hauban d'un poteau télégraphique composé de cinq à six torons un peu desserrés. L'enfant parvenait très bien à passer le doigt entre les torons et il le fit plusieurs fois. Son père l'appela à diverses reprises en continuant son chemin, mais Noni ne pouvait pas se décider à se séparer de son câble. Son père se cacha alors derrière un coin, et quand l'enfant remarqua que son père n'était plus là, il se mit à courir pour le retrouver. Son père sortit alors la tête de son coin et, quand l'enfant vit que son père était encore là, il s'empressa de se retourner et de revenir à son câble.

En ayant assez de ce jeu, le père était allé beaucoup plus loin ; il était très loin, l'enfant trouvait qu'il était beaucoup trop loin. L'enfant courut un peu, mais son père ne s'occupait plus de lui et continuait à poursuivre lentement son chemin. L'enfant s'arrêta, regarda la route devant lui et cria : « Papa, papa ! », puis il prit le bord de son bonnet et le tira d'un seul coup pour s'en recouvrir entièrement la figure jusqu'au menton. Son père s'était retourné en entendant crier son fils ; il le vit la figure entièrement recouverte par son bonnet, tout à fait aveugle. Il vacillait sur ses jambes, prêt à tomber. Le père se mit à courir tant qu'il put pour arriver à lui à temps, son cœur battait, il se disait : « Rien qu'un an et demi et il a trouvé ça tout seul. Il se rend aveugle pour m'obliger à aller le chercher. » Il lui retira vivement son bonnet du visage, le petit le regarda d'un air réjoui. « Quel fol petit espiègle tu fais, Noni, quel fol petit espiègle ! » Il répétait constamment cette exclamation, des larmes d'attendrissement aux yeux.

Peu après midi, le père avait déshabillé et lavé l'enfant, lui avait donné à manger, avait pris lui-même quelque chose, puis il l'avait mis au lit. « Bonne nuit, Noni, bonne nuit », lui dit-il en se cachant derrière l'armoire pour que le petit ne le vît plus. Il s'agissait que Noni s'endorme vite, car il fallait que le père soit au bureau à trois heures pour toucher son secours de chômage. Il attendit sans bouger, l'enfant papota encore quelques instants, l'appelant en criant « Papa, papa », mais son père ne bougea pas. Noni finit par s'endormir.

L'homme ferma la porte du jardin, cacha la clef pour que sa femme la trouve et se mit en route. Il lui fallait deux bonnes heures pour aller au bureau du chômage ; officiellement ils habitaient toujours en ville, il n'avait pas été autorisé à vivre au dehors dans une autre commune. Il avait toujours un sentiment d'angoisse quand il abandonnait l'enfant si longtemps tout seul, mais il n'était pas possible de faire autrement. Il marchait très vite, se répétant constamment qu'il lui fallait acheter du beurre et des bananes que l'enfant appelait « nanes » et qui, en ville, ne coûtaient que cinq pfennings sur les petites voitures, tandis qu'ailleurs elles en coûtaient quinze. Puis il y avait le loyer à payer, 15 marks, mais sa femme allait 20 marks, ils s'en tireraient donc très bien cette semaine. N'empêche qu'ils avaient la vie difficile ; il y a trois mois, ils gagnaient encore 300 marks mensuellement, avait qu'il n'ait été licencié.

Il toucha son argent et se rendit chez l'employé auquel il avait loué sa parcelle. Mais celui-ci n'état pas chez lui, il ne devait rentrer que vers sept heures. L'homme sortit avec l'intention de revenir. Il fit ses emplettes et, comme il était près de la Friedrichstrasse, il y alla pour revoir ses magasins et son mouvement. Il se promena dans cette rue qu'il avait beaucoup fréquentée autrement quand il était garçon. Il n'y avait alors pas autant de filles à tous les coins. Il les regarda : certaines avaient vraiment bonne façon, mais la plupart avaient mauvaise mine. Il fut souvent accosté. Il clignait alors un peu des yeux et secouait la tête en souriant.

La nuit venait, les réverbères étaient allumés, les vitrines étaient illuminées. Il y avait de la musique partout dans les cafés. L'homme était très triste, il devenait de plus en plus pénible pour lui de continuer à décliner de la tête les avances qui lui étaient faites. « Qu'est-ce que j'ai donc ? » se demandait-il troublé. « Est-ce de vivre maintenant tellement à l'écart, avec un avenir si sombre devant moi, qui me rend si triste ? » Il remontait et redescendait tout le temps la Friedrichstrasse depuis la Leipziggerstrasse jusqu'à la gare ; il se faisait tard. Il suivit très longtemps une fille à chapeau vert, mais elle ne prêta pas attention à lui, à moins qu'elle n'en voulût pas parce qu'il avait un air craintif et méchant.

Il l'abandonna tout à coup et entra dans un café. Ce café était désespérément vide, il s'assit et commanda de la bière et du cognac. « Qu'est-ce que je veux donc ?, se demanda-t-il. Est-ce que je veux coucher avec une fille pareille ? Non, pas du tout. Alors, pourquoi donc ? Il y a longtemps que je pourrais être rentré à la maison et je n'ai pas payé le loyer. Il est trop tard maintenant. »

Il était plus de neuf heures. Il paya, cela faisait deux marks quarante ; il eut très peur. L'alcool agissait fortement sur lui ; en partant il avait pris une détermination : « Si je ne suis pas accosté jusqu'à la gare, je rentre tout de suite chez moi. Et si je suis accosté... » Il ne savait pas ce qu'il ferait alors.

Il ne fut pas accosté et monta dans le train. Il dut changer de train à la gare de Silésie ; entre les deux quais sont trouble le reprit, il sortit en courant de la gare et suivit la rue la plus proche. Une fille lui demanda : « Eh bien, petit ? » Il s'arrêta et dit : « Viens donc prendre un schnaps avec moi en attendant le départ de mon train. - Je ne peux pas, répondit-elle. Il faut que je gagne de l'argent, mon petit. - Je te donnerai trois marks, viens donc », dit-il et elle lui prit le bras.

Dans l'estaminet, ils s'assirent en face l'un de l'autre et prirent un Curaçao qui avait un goût d'esprit-de-vin. Il lui demanda : « As-tu un enfant ? », mais elle répondit qu'elle n'en avait pas. Il fut très déçu, il aurait si volontiers parlé d'enfants avec elle. Ils s'entretinrent donc des temps durs ; il y a quelques semaines, elle avait donné des souliers à réparer, cela coûterait 1 mark 80, et toujours quand elle croyait avoir rassemblé l'argent nécessaire, il partait en nourriture ou en loyer. Il lui parla de son ancienne situation, de la vie large qu'ils avaient alors ; il lui parla aussi de sa femme, de son enfant.

Ils restèrent là très longtemps, puis ils se levèrent pour qu'il puisse prendre le dernier train, mais ils entrèrent dans un autre cabaret. Il avait besoin d'être avec elle, de lui parler. Ils burent assez copieusement, il lui donna trois marks, puis encore trois marks. Un peu après minuit, tout son argent était dépensé ; ils sortirent dans la rue. « Tu vas maintenant venir avec moi à la maison prendre du café, dit-il à la fille. - Ta femme me chassera à grand coups de balai. - Elle ne te chassera pas, elle nous donnera du café. Et tu auras encore cinq marks si tu viens avec moi. »

La fille se suspendit de nouveau à son bras et ils se mirent en route. Il ne cessait de lui parler pour qu'elle ne s'aperçoive pas de la longueur du chemin. De temps en temps, elle s'arrêtait et ne voulait pas aller plus loin. Il l'alléchait alors avec ses cinq marks. Il était bavard et de bonne humeur, mais en réalité sa tristesse intérieure ne faisait que croître.

Longtemps après, ils arrivèrent au lotissement. « C'est là que j'habite, dit-il en montrant sa demeure. - Il vaut mieux que tu me laisses partir, fit-elle. Ta femme fera du scandale. Donne-moi ces cinq marks et laisse-moi partir. - Mais c'est chez moi que j'ai cet argent » répondit-il. Ils frappèrent, Elise s'empressa d'ouvrir. Elle avait son peignoir, ses joues étaient roses de sommeil et elle était très jolie. La fille n'était rien du tout à côté d'elle. « Fais-nous du café, dit-il. Elle m'a tiré d'affaire. »

Sa femme donné la main à la fille en lui disant : « Asseyez-vous. C'est tout lui de vous amener ici par un chemin pareil. » La fille dit avec embarras. : « Oui, le chemin est long. » La femme fit du feu et mit de l'eau à chauffer. Elle apporta des tasses et du sucre. « Mais il faut garder le lait pour le petit, dit-elle. - Cela va très bien, Elise, nous le prendrons très bien sans lait, répondit-il. Donne cinq marks à Mademoiselle, je le lui ai promis ! » La femme regarda un instant son mari, il fermait les yeux et inclinait lentement la tête en avant pour marquer sa complète soumission. Elise prit cinq marks dans sa poche et les donna à la fille. « Merci bien, dit-elle. Comme ça, j'irai chercher mes souliers demain. »

L'homme prit la fille par la main : « Maintenant je vais encore te montrer mon petit. » Ils allèrent dans le coin où se trouvait le berceau. L'enfant dormait profondément. Ses fins cheveux blonds étaient tout emmêlés, il avait un poing appuyé sur sa joue rouge, sa bouche était entr'ouverte. « Je peux vous le dire maintenant, dit la fille. J'ai un enfant moi aussi, c'est une fillette de trois ans, elle s'appelle Gerda. - Ah ! fit l'homme. Le petit a un an et demi. Il est très gai. »

Quand ils eurent pris le café, la fille dit : « Je ne voudrais pas vous déranger plus longtemps. - Ne voulez-vous pas attendre qu'il fasse plus jour ? demanda la femme. - Qu'est-ce que je risque ? dit la fille. Non, je m'en vais maintenant. » L'homme l'accompagna jusqu'à la porte du jardin.

Quand il revint, sa femme avait déjà desservi et s'était recouchée. L'homme se déshabilla en silence. Un moment après il lui dit : « Comment faire avec l'argent ? - As-tu payé le loyer ? demanda-t-elle. - Non, avoua-t-il. » Ils se turent un moment, puis la femme reprit : « Cela s'arrangera d'une façon ou d'une autre. Il nous faudra faire très attention ces semaines-ci. - Oui, dit l'homme. ça m'a pris comme une maladie, Elise. Je n'y pouvais rien. - Non, répondit-elle, je le sais bien. Il te faut seulement veiller à ce que cela n'empire pas. Tu sais bien : Noni. - Oui, dit-il. Naturellement. C'est, je crois, parce que l'avenir est si sombre. - Je le sais bien, dit la femme. Tu n'as pas à t'excuser. Et maintenant, essaie de dormir un peu. Demain tu auras encore le petit toute la journée. Il faut que j'ailler laver. - Oui, dit-il. Alors bonne nuit. - Bonne nuit ! » répondit-elle en éteignant la lumière.

 

Traduction d'Edith Vincent.

Déjà publié dans Deux tendres agneaux,
Fernand Sorlot. Coll. Les maîtres étrangers, Paris, 1943.