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12/02/2011

LE BUVEUR - RECENSION

Nous ne résistons pas au plaisir de partager avec vous cette recension du roman Le Buveur, de Hans Fallada.

 

Parue sur :

http://www.ep-la.fr/index.php?option=com_content&view...

 

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Le Buveur de Hans Fallada (Denoël, 2010)

Voici un roman rare, superbe, que les Éditions Denoël ont eu la bonne idée de rééditer, plus de cinquante ans après sa première publication en langue française.

Le récit est écrit à la première personne. Il s'agit d'un homme moyen, Erwin Sommer, que rien ne distingue de ses concitoyens. Propriétaire d'un magasin de produits agricoles qui lui rapporte suffisamment sans nécessiter trop de travail, il vit une existence tranquille aux côtés de Magda, son épouse depuis quinze ans. Le narrateur se décrit lui-même comme mou, et conservateur par défaut : une certaine paresse, une faiblesse morale le poussent à ne surtout rien changer à sa vie. Le tournant va venir de l'entourage : quelques pertes financières de l'entreprise, le sentiment d'être dominé par sa femme, qui lui renvoie un certain mépris, font d'un coup vaciller l'image de lui-même qu'a cet homme. C'est dans le contexte d'une réconciliation avec sa femme, après une dispute, qu'Erwin, qui n'a jamais aimé boire, prend le premier verre d'une série qui va l'amener en prison, puis à l'hôpital psychiatrique.

Dans ce roman, écrit par un alcoolique, et autobiographique jusque dans l'expérience de la détention et de la psychiatrie, Fallada nous donne à voir l'alcool de manière toute subjective, à savoir comme  à la fois un idéal et un fléau. L'alcool entraîne certes la déchéance de Sommer, mais il lui fait aussi, dans un premier temps, oublier l'étroitesse de son existence : « (…) l'alcool avait transformé le monde autour de moi. Il me fit croire que nous n'étions pas devenus étrangers l'un à l'autre, Magda et moi, et que nous n'avions pas de dispute ; les soucis que me causaient mes affaires, il les transforma en succès ». L'alcool est ici magicien, illusionniste. Il permet à Erwin Sommer, cet homme moyen, d'entrevoir une vie plus grande que lui, une vie aventureuse où il partirait avec une autre femme, Elinor, qu'il appelle la Reine de l'alcool, à l'assaut du monde et des rêves qu'il n'a pas pu réaliser.

Malheureusement, personne, dans l'entourage de Sommer, ne va suivre son mouvement d'émancipation éthylique. Il se retrouve donc seul face aux magistrats, puis aux médecins qui vont décider de son sort. Cherchant d'abord leur compréhension – après tout il est un notable comme eux, sa présence dans ces lieux est une erreur –, il va rapidement se heurter à l'absurdité et à l'implacabilité des machines judiciaire et psychiatrique, qui feront de lui un criminel, puis un fou comme les autres.

De ce point de vue, on est avec Le Buveur très proche des thèmes chers à Kafka, mais surtout de l'écriture de Gogol. De la description absurde du monde, où l'individu perçoit la société comme incompréhensible, sans qu'on sache jamais bien s'il s'agit d'une perception paranoïaque de la part du narrateur, ou d'une critique en règle de la société de la part de l'auteur, jusqu'à la manière dont Sommer perd une partie de son nez suite à une bagarre avec un co-détenu, l'inspiration gogolienne est évidente.

Fallada se distingue toutefois par la finesse psychologique, la tolérance et l'empathie dont il fait preuve dans la description des relations de Sommer avec ses compagnons de détention, puis d'hôpital. Car Sommer, après avoir tout tenté pour faire reconnaître son statut à part, différent des autres, là par erreur, finira par renoncer et se dire : pourquoi ne serais-je pas comme eux, en fin de compte ? Et il se lie d'amitié avec des gens qu'a priori tout, et en particulier la condition sociale, éloigne de lui. C'est par là, me semble-t-il, que le roman prend véritablement la dimension d'une critique sociale. Par l'affinité, si bien décrite, faisant se rejoindre Sommer et le cambrioleur multirécidiviste Mordhorst, qui l'initie avec une solidarité brutale aux fonctionnements officieux de la vie carcérale ; mais aussi Sommer et ses compagnons de promenade à l'hôpital psychiatrique. Kurmann, « un petit homme difforme et boiteux, avec un visage intelligent et des lunettes, [qui] prétendait posséder une imprimerie à Berlin, affirmait être en prison pour des raisons politiques et être tout proche de sa libération ». Kemp, le pyromane anti-allemand. Zeise, le voleur qui « avait toujours été floué à la table de la vie, et [qui] pensait en toute logique avoir le droit de prendre lui-même ce qui lui revenait ».

Quand Sommer comprend qu'il est condamné à rester à l'hôpital psychiatrique pour de longues années, il choisit de mettre un terme à sa vie, avec une prière au directeur médical : qu'il lui donne, avant de mourir, un dernier verre de schnaps...

Ce roman, écrit en 1944, peut être lu comme une critique du régime politique en place, et des camps de concentration en particulier. Toutefois, il a la dimension pérenne d'une description de l'homme en lutte contre la société de son temps, alors qu'il est dans une tentative d'émancipation personnelle. C'est aussi un récit très fin psychologiquement, qui montre les réactions des concitoyens, et en premier lieu des proches, à la déchéance de l'un des leurs : indifférence ou mépris, le protagoniste se retrouve dans une solitude qui l'amène, sans solution de continuité, à la mort.

Céline Colliot-Thélène