08/11/2009
Les Oies de Nassen
Nous commençons ici la publication de quatre nouvelles de Hans Fallada, publiées la première fois dans le recueil « Deux tendres agneaux » (Fernand Sorlot. Coll. Les maîtres étrangers, Paris, 1943). La traduction a été réalisée par Edith Vincent.
Dans cette nouvelle qui commence par une note moralisante, on s'apercevra que celui qui aura le plus à se plaindre de ses disputes entre parents n'est pas toujours celui qu'on pense...
Hans FALLADA
LES OIES DE NASSEN
Il n'est pas bon que des parents habitent côte à côte sur un même domaine ! Que ce soit une ferme de paysan ou un château seigneurial, ces lieux sont pleins de pommes de discorde : ils sont prétexte à de perpétuelles disputes... Et la dispute par excellence est bien la dispute entre parents ! Elle ne cesse jamais. Rendant Mügge, homme poli et travailleur, fut mêlé à une querelle semblable. Il en frémit encore !
Le vieux comte Balle, de Dars, avait cédé sa terre seigneuriale à son beau-fils, le capitaine von Ende. Mais le vieux comte Balle continua à habiter le château, une villa fut construite au village pour les enfants.
Il y eut, naturellement, des frictions perpétuelles. Le comte Balle estimait que son beau-fils n'y entendait rien en agriculture et la comtesse trouvait que sa fille négligeait la laiterie. Il n'est d'ailleurs agréable pour personne que quelqu'un - fût-ce votre propre beau-père - se promène à travers les champs tant et si bien qu'il finisse toujours par découvrir l'endroit où la batteuse est tombée en panne et le lui reproche. En plaisantant, bien entendu, mais le sang n'en commence pas moins à s'échauffer.
Les oies sont sacrées en Haute Poméranie, elles constituent la préoccupation dominante de toutes les maîtresses de maison. Depuis le moment où, petits oisons semblables à des boules de ouate jaune, elles sont nourries de ragoût d'orties, jusqu'à l'époque où parées et lardées, elles sont fumées, ce sont des bêtes qui donnent du souci et provoquent des querelles. Les Balle avaient pris leur retraite, mais sans oies leur vie aurait été vide et la comtesse Balle avait cinquante ans !
Le parc du château était grand, il donnait largement de la nourriture pour cinquante oies ; le gendre ne pouvait certainement y voir le moindre inconvénient. Il éleva cependant des objections : à côté du parc, il y avait un champ de vesces ; la haie n'était pas hermétique et les vesces sont meilleures que la maigre herbe du parc. En un mot, les oies allaient manger les vesces.
Le beau-père fut, par l'intermédiaire de Rendant Mügge, prié de faire le nécessaire pour que la haie fût rendue infranchissable. Palabres ! Enervement. La haie fut colmatée et les oies continuèrent à manger les vesces. Mme la capitaine von Ende pensait que sa mère se chargeait de veiller à ce que la haie soit pourvue de nouveaux trous et Rendant fut chargé d'exercer une surveillance active le soir.
Mügge réfléchit au cas. Il estima qu'il ne serait guère opportun pour lui de découvrir la belle-mère de son patron en train de pratiquer des ouvertures dans la haie de ronces artificielles et Mügge continua d'aller le soir voir sa Dulcinée.
En passant derrière le parc, le capitaine von Ende vit les cinquantes oies de ses beaux-parents s'ébattre dans le champ de vesces. Il sauta comme un fou à bas de sa calèche et chassa les bêtes à grands coups de fouet. Ce fut un combat bruyant, mais sans gloire ! Il se passa très longtemps avant que chaque oie ait trouvé un passage pour fuir de l'autre côté. L'une d'entre elle fut estropiée et dut être abattue.
Les relations familiales cessèrent : le gendre était un homme brutal, la belle-mère une dinde têtue. Rendant dut transmettre des admonestations et des avertissements. La haie fut rendue étanche, vraiment étanche !
Il ne faut pas sous-estimer les oies ! Elles avaient à ce moment parfaitement compris depuis longtemps que le champ de vesces était tabou ; c'est pourquoi, à peine sorties de l'étable, elles se précipitaient vers lui, bec en avant. Les oies sont ainsi. Bien naturellement elles trouvaient un trou. Les haies de ronces artificielles sont pleines de trous. Soit au milieu, soit en dessous, une oie trouve toujours un passage.
Pourquoi le capitaine von Ende se trouvait-il en cette après-midi de malheur derrière le parc, avec son fusil chargé de plomb N°0 ? Jamais cette question ne fut tirée au clair ! Toujours est-il que le capitaine était là, et que les oies se promenaient dans les vesces ! M. von Ende abaissa son fusil et tira ; un cri de femme retentit et six oies se trouvèrent étendues à terre. Le capitaine von Ende rentra chez lui. Il n'avait entendu crier personne.
Vingt minutes plus tard, le comte Balle apportait six oies encore chaudes à la justice de paix. Balle était bleu de colère, la comtesse pleurait chez elle, il réclamait des dommages-intérêts et jurait comme un païen.
Rendant, aidé d'un jeune gardien d'oies, amena les volatiles à la cuisine de son maître et fit son rapport.
Rien ne dilate le cœur comme la vengeance assouvie. M. von Ende état prêt à payer les oies et fit demander la note à son beau-père, mais il renonça à conserver les bêtes. Elles étaient encore beaucoup trop maigres.
Rendant transporta les oies à la cuisine du château et demanda la note. On ne la lui donna pas. On ne voulait ni argent, ni animaux ! Les enfants pouvaient être contents ! Les parents renonçaient à tout ! Le gendre ne voulut rien accepter. Mais la porte du château ne s'ouvrit plus pour lui. Il ne savait comment se débarrasser des bêtes !
Mügge n'avait pas le droit de conserver les oies et il ne pouvait les remettre à personne. Furieux, il les lança dans la rue du village et se mit à faire ses écritures.
Pendant une bonne demi-heure, il eut la paix. Puis vint un messager de la contesse qui réclamait la remise des oies sur-le-champ, car il fallait les plumer tant qu'elles étaient encore chaudes, sinon le duvet ne valait rien. La comtesse avait songé tout à coup que des oies, même maigres, n'en avaient pas moins du duvet trop bon pour une fille ingrate et mauvaise.
Rendant se précipita dans la rue du village. Mais elle était vide, dans l'obscurité de la nuit. Toutes les recherches à l'aide d'une lampe de poche restèrent vaines. Les oies avaient disparu. En cet instant, Rendant eut le sentiment que toute cette affaire risquait de tourner fort mal pour lui. C'était un petit homme non seulement poli, mais résolu. Il fallait en tout état de cause que la comtesse ait ses oies. Il se fit prêter un fusil par le garde forestier, acheta six oies à Kutscher et les abattit incontinent. Cinq minutes après, six oies, encore toutes chaudes se trouvaient dans la cuisine du château.
Mais Rendant Mügge n'était qu'un homme et les oies n'étaient pas que des oies. Parmi les premières victimes se trouvait un jars atteint de la cataracte et les oies livrées avaient toutes des yeux de myosotis ! De plus, les oies disparues étaient beaucoup plus grasses et chacun pouvait se douter pourquoi Rendant avait mis les premières de côté !
Il eût été sauvé pour peu qu'il eût retrouvé les oies, mais toutes les recherches domiciliaires effectuées dans le village restèrent sans résultats ; les oies demeurèrent introuvables. Son maître lui dit que jamais la comtesse Balle ne lui pardonnerait et qu'il valait mieux qu'il partît !
Du train qui l'emmenait, il revit une dernière fois le château et songea : « Eh oui ! c'est là que j'aurais dû pouvoir pratiquer une perquisition domiciliaire ! »
Mais ce n'était là, naturellement, que balivernes... l'idée fixe d'un serviteur congédié !!!
Traduction d'Edith Vincent.
Déjà publié dans Deux tendres agneaux,
Fernand Sorlot. Coll. Les maîtres étrangers, Paris, 1943.
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