15/11/2009
Le bon pré Krüselin (1ere partie)
Nous continuons la mise en ligne de nouvelles de Hans Fallada. Croquant des scènes de la vie de la campagne, qu'Hans Fallada a bien connu, ces nouvelles décrivent la vie des paysans et leurs préoccupations pour assurer leur existence quotidienne. Dans "Le bon pré Krüselin ! à droite", il est question de trouver de quoi nourrir le bétail afin de faire vivre la ferme... et un mariage arrangerait bien les choses...
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HANS FALLADA
LE BON PRE KRUSELIN ! A DROITE
Jeudi, mon père reçut la lettre recommandée. Il mit assez longtemps à la décacheter et à la lire, et je vis bien qu'il était troublé ! Pendant un bon moment, il resta assis, fourrageant dans ses cheveux, fixant la lettre comme s'il ne parvenait pas à comprendre.
- Qu'est ce que c'est papa ? demanda ma mère.
Mon père ne répondit pas et nous partîmes aux champs comme d'habitude. Nous avions encore tout un carré de fumier à recouvrir à la charrue dans le champ de pommes de terre, mais, là non plus, de toute la journée, il ne me dit pas un mot. La lettre se trouvait dans la poche de sa blouse, mais, pour autant que j'ai pu le voir, je ne crois pas qu'il l'ait reprise pour la lire. Il avait compris à présent ce qu'elle contenait.
Nous mangeâmes à midi, comme toujours, et le soir aussi, si ce n'est que mon père parlait encore moins que d'habitude. Je l'observais d'assez près, mais vraiment, il n'avait rien de particulier. Après le dîner, j'allais encore à l'étable pour donner à boire aux animaux, et mon père me suivit. Silencieusement, il me regarda faire. La grosse blanche, notre meilleure vache, but presque trois seaux d'eau entiers. Voyant cela, il soupira pour la première fois et dit :
- Comment faire pour nourrir toutes ces bêtes en hiver?
- Mais il y a bien assez de foin dans le pré Krüselin, dis-je.
- Oui... oui! fit mon père. Viens-tu maintenant?
J'obéis. Nous traversâmes le village. En passant devant chez les Finger, je vis le paysan et sa femme sur le pas de la porte causant avec Stark, le charron, mais, quand nous approchâmes, ils avaient disparu. Cela pouvait être un hasard, mais je n'en eus pas l'impression. Il y avait anguille sous roche, je le sentais de plus en plus.
Devant chez Kleinschmidt, je cherchai Martha des yeux, mais elle ne se laissa pas voir. On ne voit presque jamais Martha dans la rue, elle est toujours à la maison occupée à un ouvrage quelconque, même le dimanche soir. Les Kleinschmidt ne sont pas de vrais paysans, propriétaires de leur terres, comme nous ou les Finger ; ils prennent des champs en location, mais, néanmoins, je vais très souvent les voir, parce que la Martha me plaît !
Sortant du village, nous traversâmes d'abord le champ de Baumgartener. Il est en très mauvais état, père le dit aussi. Cela ne tient pas seulement à la nature du sol, cela dépend aussi de la manière dont il est cultivé. Mais le fermier sait depuis longtemps qu'il est affermé beaucoup trop cher, et ne se donne plus aucune peine. Bien souvent dans l'existence, plus les choses vont mal, plus l'on se donne de la peine pour qu'elles aillent plus mal encore ! Je n'ai pas agi autrement dans la suite !
Quand nous arrivâmes à la lisière de la forêt, père s'y engagea, et je compris que nous allions au pré Krüselin. Et quand je songeai à la lettre recommandée de ce matin, et aux Finger qui étaient rentrés chez eux en nous voyant, les choses s'éclairèrent pour moi, bien que père ne m'ait encore rien dit. Jamais je n'aurai pensé que les Finger pussent être aussi bas. Le pré Krüselin leur appartient, c'est entendu, mais nous l'avons loué depuis toujours. Sans contrat ni argent, bien entendu, mais nous entretenons le pré, le hersons et le fumons, nous veillons à ce que les fossés soient bien dégagés, et nous moissonnons la récolte. De cette récolte nous retenons la moitié comme prix de notre travail et Finger conserve l'autre moitié, puisque le pré lui appartient. Nous avons aussi fait une clôture pour le pré afin d'éviter que les bêtes sauvages n'y pénètrent. Nous avons besoin de ce pré pour notre ferme. Jamais nous ne pourrions nourrir toutes nos bêtes pendant l'hiver sans le fourrage du pré Krüselin de droite. Les Finger n'en n'ont pas besoin. Ils ont celui de gauche et récoltent tant de foin qu'ils en vendent même. C'est pour cela que c'est dégoûtant de leur part de nous envoyer une lettre recommandée alors que nous habitons à cinq maisons de distance. Mais je sais bien de quoi il retourne, et père le sait aussi !
Debout, nous regardions le pré. Il faisait déjà presque sombre et il y avait un peu de brouillard, mais nous connaissions le pré et nous savions quel bon foin y pousse. Pas besoin d'aller y voir de plus près, mais il était bon, en ce moment, de l'avoir devant oi. C'est pourquoi mon père m'y avait conduit.
- Oui... oui, dit-il. Il va nous échapper, alors!
- Non! répondis-je.
- Je ne sais pas comment nous nous en tirerons avec le foin, reprit le père. Il faudra nous séparer au moins de la moitié du bétail. Mais c'est impossible, parce qu'alors nous n'aurions plus assez de fumier!
- Est-ce tout de suite, père? demandais-je.
- Oui... avant la première moisson... C'est parce que nous n'avons rien d'écrit, alors ils peuvent en finir tout de suite. J'aurais dû faire un papier, mais, bien sûr, jamais personne n'aurait songé à une chose pareille!
- Moi non plus! opinai-je.
Quittant le bord de la forêt, nous avançâmes dans le pré. Il sentait bon et frais. C'est un excellent pré, les bêtes aiment ce foin. Quelle pitié de perdre un tel pré ! Jamais nous n'arriverons à nous en tirer sans lui. Jamais la ferme ne resterait ce qu'elle est !
- Je ne veux pa st'influencer, Jochen, dit le père.
- Non! non, affirmai-je.
- La question c'est de savoir si tu peux!
- Je ne crois pas! dis-je
- C'est à cause de la Martha.
- Aussi!accordai-je. Je n'en avais encore jamais parlé avec père, car elle n'est qu'une fille de métayer, et on a un peu honte, n'est-ce pas!... Mais je crois que, même sans Martha, cela n'irait pas avec Ella!
- C'est ton affaire, dit mon père. Mais songe bien que vous aurez beaucoup de travail tout le long du jour. Le soir vous serez fatigués. Tu n'auras pas besoin d'être beaucoup avec elle.
- C'est possible, répondis-je.
Sur quoi, nous rentrâmes à la maison. Il faisait tout à fait noir. Père marchait devant moi et il poussa plusieurs gros soupirs. J'en fus désolé ! C'est déjà un vieil homme et il s'est donné un mal terrible pour la ferme. Il l'a vraiment bien développée, mais si nous perdons le bon pré Krüselin, à droite, tout aura été inutile. Il n'y a pas un seul pré à acheter dans la région. Nous nous aiderons avec de la luzerne, mais si, par une année de sécheresse, la luzerne manque, nous nous trouverons sans fourrage. Non ! certainement, il fallait arranger cette affaire, mais vraiment, je ne pouvais pas l'aider, malgré la peine que cela me faisait !
Le père s'arrêta devant l'auberge. « Y entres-tu un moment, Jochen ? » interrogea-t-il.
- Moi? Dis-je. Viens-tu aussi?
- Non! Mais tu devrais bien y aller. Tiens, voilà deux marks!
- C'est inutile, père, dis-je.
Mais je ne voulus pas le contrarier une fois de plus et j'entrai ! Il ne s'y trouvait que Fischer, le pêcheur et l'aubergiste lui-même. Ils parlaient du printemps trop sec cette année. L'entretien était bien mal choisi pour moi. Je ne pouvais m'empêcher de songer au pré et à la luzerne, dans ce sol sablonneux, sans eau. Néanmoins, je pris part à la conversation, mais je me dépêchais de boire mon verre. Vers dix heures, je me levais et payais. Les deux marks y passèrent... un demi, et un cigare ! J'étais un peu vague, mais, peu importe, je ne ferais tout de même pas ce que voulait le père !
Au lieu de rentrer à la maison, je tournais autour de chez les Kleinschmidt et sautai par-dessus la haie. Depuis longtemps, toutes les lumières étaient éteintes chez eux, mais je frappai au carreau de Martha. Je savais qu'elle dormait avec sa jeune sœur, mais, à ce moment-là, tout m'était égal !
Elle vint immédiatement à la fenêtre. « Viens dehors », lui dis-je. Et elle obéit.
Martha a une tête de moins que moi, mais je l'aime beaucoup. Elle a de si beaux cheveux blonds. Pas une de ces têtes de garçons, mais de longues nattes. Avec cela des yeux brun foncé et des joues toujours roses. Elle peut travailler autant qu'elle veut, jamais elle ne pâlit. C'est la meilleure travailleuse de tout le village, et jamais elle ne bousille rien... non, jamais !
Je lui racontai toute l'affaire et elle m'écouta très calmement, comme si elle était déjà au courant... tout se sait dans un village. Aussi n'apprit-elle rien !
Nous fîmes quelques pas, puis nous nous arrêtâmes, elle m'écoutait tranquillement. Puis nous continuâmes notre promenade jusqu'au lac, dont les vagues légères ondulaient doucement parmi les roseaux. J'étais tout déconcerté qu'elle ne me dise rien. Très clairement, je lui expliquai que je ne le ferai pas, que je n'accepterai jamais Ella pour femme. Elle ne répondait pas ! Elle ne me donnait pas le moindre encouragement. Alors je lui dis que je m'engagerais peut-être dans la Reichswehr et que, d'ici six ou huit ans, nous pourrions nous marier.
Elle a toujours eu de singulières façons d'agir, Peut-être était-ce de ma faute, car c'était stupide de parler de la Reichswehr, je suis déjà trop vieux pour y entrer, et je n'en avais parlé que parce que j'étais un peu gris. Toujours est-il qu'elle me tira les oreilles en disant :
- Crois-tu que ton père en sortira mieux si tu t'en vas?
Je repris mes explications, mais sans succès. Aussi cessais-je bientôt de parler. Nous étions assis sur une pierre, bien serrés l'un contre l'autre et, soudain, je vis qu'elle pleurait. Tout d'abord, j'essayai de la calmer par de beaux discours, puis je la pris dans mes bras. C'est merveilleux ! Elle vous serre comme si vous étiez le monde entier pour elle et non un jeune nigaud de paysan. Jamais nous ne nous étions embrassés ainsi, et... la chose arriva ! Comment arriva-t-elle ? Je ne le sais plus bien, mais toujours est-il que nous le fîmes ! Jamais encore nous ne l'avions fait, mais cette fois...
Le dimanche suivant, nous sommes allés tous ensemble chez les Finger. Père, mère et moi ! Ils nous attendaient. Il est possible que mère nous ait annoncés et tout se passa comme si c'était entendu depuis longtemps. Je n'eus pas besoin de dire un mot. Quant à la dénonciation du pré Krüselin, il n'en fut naturellement plus question !
Après quoi, nous allâmes tous les six voir les étables. Ella nous accompagnait et, près des boxes à cochons, les parents s'arrangèrent pour nous laisser seuls.
Debout près de l'auge, nous regardions par-dessus le mur, dans les boxes. La truie avait mis bas cette nuit, il y en avait au moins dix et Ella ne croyait pas pouvoir les garder tous. Là-dessus, les parents s'en allèrent et je vis que nous restions seuls. Je n'étais pas content du tout, mais qu'y faire ! Pendant trente ou quarante ans, je serais bien forcé de rester seule avec elle. D'ailleurs Ella n'est pas vilaine du tout, c'est un beau brin de fille, solidement bâtie, avec une poitrine qui se pose un peu là ! Elle est adroite et travailleuse, mais je la connais depuis l'école, et je sais comme elle est froide et avide. Mauvaise langue aussi, jamais un mot gentil pour personne, même pas pour ses vieux parents !
(à suivre...)
17:46 Publié dans Textes de Hans Fallada | Lien permanent | Commentaires (0)