21/02/2016
Un réveil peu agréable
Dans le texte qui suit l'auteur décrit le réveil douloureux d'un homme qui, petit à petit, rassemble ses idées et finit par se souvenir pourquoi il a dormi, « tout habillé et chaussé » dans la bibliothèque.
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[...]
Je m'éveille au matin. Par la fenêtre ouverte de la bibliothèque j'entends les oiseaux gazouiller dans le parc comme ils ne le font qu'à la pointe de l'aube...
... La bibliothèque ! Comment donc se fait-il que je me trouve de grand matin couché dans la bibliothèque ? Que je ne sois pas dans ma chambre, dans mon lit ; comment se peut-il qu'ayant avec peine ouvert mes paupières collées, je me retrouve couché sur le tapis, tout habillé et chaussé, après avoir glissé du canapé de cuir de la bibliothèque ? Oui, comment cela est-il possible ?
Je me passe la main sur le front, il me fait mal ; mon crâne entier est traversé par une douleur lourde, lancinante. Plus pénible encore est cet insipide goût de nausée que j'ai dans la bouche ! Comment ? Le joyeux gazouillement des oiseaux dans le parc, l'air frais et parfumé qui vient du dehors ne font que me donner la sensation d'être plus sale, plus vieux, plus vil. Dans ma tête douloureuse un souvenir veut percer. Je le refoule aussitôt. Tout doit rester obscur en moi ! Je ne veux rien savoir !
Mais le souvenir vient et s'impose, un tableau apparaît. Je me vois assis sur le haut tabouret du bar, un verre de whisky à la main. Je m'entends pérorer. Les serveuses ouvrent de grands yeux pleins d'admiration ; et j'en raconte, ce que j'en raconte, des choses brumeuses, vides, inspirées par l'alcool.
Tout à coup une autre voix interrompt mes élucubrations d'ivrogne, une voix tranchante d'homme :
« Et seriez-vous-même tout en or, jeune homme, vous n'en êtes pas moins un misérable petit cochon ! »
Et une main me donne sur la joue un vigoureux soufflet.
Non ! Non ! me dis-je en gémissant, couché devant e canapé de cuir sur mon tapis persan. Ce n'est pas vrai ! Cela ne peut pas être vrai ! Ce n'est pas toi, Max ! Cela n'a pas pu t'arriver à toi ! Ce n'est qu'un vilain cauchemar qui t'obsède.
Du pied je repousse ce cauchemar. Les poings fermés, les dents serrées je cherche à m'assurer que cela n'a pas pu arriver à moi, Max Schreyvogel, propriétaire du domaine seigneurial de Gaugarten avec ses métairies, ses prairies, ses étables et ses dépendances ! Il est impossible qu'un étranger ait, publiquement, giflé dans un bar un homme de cette importance sous prétexte qu'il ne pouvait supporter sa jactance ni son humeur querelleuse, puisées dans le rhum.
« Ce n'était pas toi ! me répétais-je toujours pour bien m'en donner l'assurance. C'est absolument impossible ! »
Mais ce souvenir ne cesse de me hanter. Plus je m'éveille, plus les vapeurs de l'alcool se dissipent, plus impérativement il s'impose et me dit : « Naturellement c'était bien toi, Max ! Qui d'autre serait-ce ? Puis Auguste Böök est entré dans le bar ; le baman l'a appelé alors que renversé par le soufflet, tu étais étendu par terre, gémissant ! Le baman et Auguste t'ont transporté dans l'auto, tu as voulu donner de l'argent à tout le monde, affirmant toujours en pleurant, que malgré tout tu étais « réellement » bon !
« Tout cela, tu dois fort bien le savoir et aussi comment Auguste t'a ramené à la maison dans la nouvelle voiture. Comme il ne pouvait pas seul te hisser au haut de l'escalier, il a réveillé Fritz et tous deux t'ont porté ici dans la bibliothèque et t'ont couché sur le canapé de cuir - pour que Charlotte ne s'aperçoive de rien ! Tu sais tout cela fort bien, ne fais donc pas l'ignorant. »
J'essaie cependant de me le dissimuler encore. Je me mets la main devant les yeux en me répétant toujours à voix basse : « Cela ne peut pas être vrai ! Ce n'est qu'un rêve. Non, je ne veux pas... »
Et pourtant je sais pertinemment que ce n'est pas un rêve ! Maintenant que le souvenir m'est revenu et que le premier moment de colère et de honte désespérée est passé, j'en arrive au deuxième stade : j'essaie de réfléchir aux moyens de parer aux conséquences de cette nuit.
Ce que les gens pourront dire de moi m'est bien indifférent ! Et je ne me préoccupe guère non plus de ce que peuvent penser de moi Fritz et Auguste, ainsi que les autres gens du château. Mais Charlotte ! Charlotte ne doit rien savoir, à aucun prix !
Les autres peuvent dire et penser de moi ce qu'ils veulent, mais pour Charlotte je voudrais toujours rester le Max d'autrefois, celui qu'elle estimait et qu'elle aimait. Si je ne mérite plus cette estime et cet amour je préfère en jouir indûment que les perdre entièrement.
Je regarde ma montre : elle marque une heure et demie. Elle s'est arrêtée ; peut-être s'est-elle arrêtée au moment où je suis tombé du tabouret du bar ; non, je ne veux plus y penser ! J'ai besoin de tous mes esprits pour dissimuler les suites de cette nuit aux yeux de Charlotte.
Je me lève. Le soleil n'a pas encore dépassé la cime des arbres du parc, il est donc à peine quatre heures ! Quel bonheur : j'ai donc le temps nécessaire pour faire disparaître toutes les traces de cette nuit maudite !
Toujours couché sur le tapis persan je médite profondément. Il faut d'abord que je tire le tapis persan bien à plat, puis que je remette à leur place normale les coussins et les couvertures du canapé de cuir. Ensuite il faut que je regarde sous le canapé pour m'assurer que rien n'y est tombé de mes poches. Oh ! Je suis malin, je pense à tout ; je ne me ferai pas prendre si facilement ! Il m'est déjà venu à l'idée qu'aujourd'hui il ne m'est pas possible de me baigner dans la salle de bains qui est entre nos deux chambres. Alors je me servirai de la salle de bains de la tourelle : là personne ne m'entendra...
Je me livre à toutes les activités fébriles et bizarres des gens à moitié ivres : je m'agenouille devant le canapé et, la respiration pénible, la tête douloureuse, je cherche le plancher en dessous. Mais j'oublie le chapeau de feutre tout cabossé sur la petite table. Je vais à la salle de bains isolée, dans la tourelle, et ce n'est qu'une fois dans la baignoire qu'il me vient à l'esprit que je n'ai avec moi ni trousse de toilette, ni nécessaire à raser, et pas davantage de drap de bain pour me sécher, ni de linge de corps propre à me mettre.
Mais je suis émerveillé de ma propre finesse ! Je me persuade que tous ces petits oublis n'ont aucune espèce d'importance, que je me baignerai une seconde fois dans notre salle de bain habituelle et que je pourrais alors me raser. Oui, je me dis que ce qui pourrait paraître bizarre c'est précisément que je ne le fasse pas. Je m'y baigne tous les matins et Charlotte pourrait tout de suite penser...
Mais quoi, Charlotte ! A Dieu ne plaise, je ne fais pas tout cela pour Charlotte ! Je le fais pour être à nouveau frais et dispos. Il faut à tout prix que je le sois aujourd'hui, j'ai beaucoup à faire. Je peux bien dormir encore deux bonnes heures - puis je me baignerai et me doucherai « convenablement ».
Je ris sous cape de plaisir en me glissant de la tourelle dans ma chambre à coucher, la plus grande partie de mes vêtements sous le bras ! Il ferait beau qu'ainsi à demi vêtu je rencontre l'impeccable Strabow ou une des femmes de chambre ! Mais je suis bien trop fin, personne ne m'apercevra maintenant ; je m'en tirerai très bien ; ils s'étonneraient bien s'ils savaient ! Mais ils ne sauront jamais !
Avec un soupir de soulagement je m'introduis dans mon lit propre et frais. Encore deux heures de repos jusqu'à sept heures ! Je me tourne sur le côté, je ferme les yeux et je m'endors immédiatement.
Hans Fallada, Petit homme grand homme (chapitre 35).
Editions Albin Michel, Paris, 1960. Traduction d'Edith Vincent.
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L'auteur décrit de façon très sobre le réveil d'un lendemain de cuite. L'homme se réveille et s'il ne se sent pas en forme, il a mal au front, il ne sait d'abord pas pourquoi... Ce n'est que petit à petit qu'il refait surface et se souviens de la veille, au bar.. Les petites touches par lesquelles l'auteur, faisant parler son personnage à la première personne, nous fait participer à ce monologue, comme un auditeur intime, un peu comme si nous étions la conscience de ce Max Schreyvogel !
Mais au-delà du récit d'un réveil pénible, Hans Fallada rend particulièrement bien le contraste entre le récit et les faits et gestes de Max. Par exemple, il va nous raconter ce qui s'est passé la veille, le bar, le whisky et le rhum, la giffle, le retour en voiture... Puis les conséquences probables : ce que les gens vont en penser, il s'en moque... Mais tout cacher à Charlotte. On sent même la fermeté d'un homme qui se reprend : « Je me lève. Le soleil n'a pas encore dépassé la cime des arbres du parc, il est donc à peine quatre heures ! Quel bonheur : j'ai donc le temps nécessaire pour faire disparaître toutes les traces de cette nuit maudite ! » mais aussitôt on revient à la dure réalité : « Toujours couché sur le tapis persan je médite profondément. » comme si ces bonnes résolutions n'étaient que chimères dans une imagination encore sous l'emprise de l'ivresse...
Sa façon de tout arranger pour ne pas se faire prendre... On a l'impression d'un petit garçon qui a fait des bêtises et ne veut pas se faire gronder par sa maman... D'ailleurs, ne s'en rend-il pas compte lui-même lorsqu'il s'emporte peu après : « Mais quoi, Charlotte ! A Dieu ne plaise, je ne fais pas tout cela pour Charlotte ! Je le fais pour être à nouveau frais et dispos. » Contraste saisissant, comme le sont les promesses d'ivrognes ! Il y a toujours une grande distorsion entre chaque moment dans le cheminement de la pensée. Chaque pensée semble contredire l'autre, comme chaque geste contredit la résolution qui l'a précédé... On est dans un carrousel déglingué, les images se suivent, mais sans plus aucune suite logique.
Si nous avons voulu citer ce chapitre, c'est qu'il rassemble tous les éléments de la description du lendemain de beuverie : difficulté de se souvenir, sentiment de honte, sentiment de révolte, indifférence au qu'en dira-t-on, souci de réparer les dégâts, de remettre en ordre, lutte contre ce sentiment de honte... L'auteur montre bien qu'il y a comme une fatalité : ce qui s'est passé, c'est passé. On n'y peut plus rien, même si, des pieds, on « repousse le cauchemar »... On voudrait que rien de tout cela ne soit arrivé « Cela ne peut pas être vrai ! Ce n'est qu'un rêve. »
La façon dont Max se ment à lui-même laisse un goût amer au récit. Si, comme nous le disions plus haut en commençant, nous sommes comme le confident du héros, lorsqu'il affirme : « Mais je suis bien trop fin, personne ne m'apercevra maintenant ; je m'en tirerai très bien ; ils s'étonneraient bien s'ils savaient ! Mais ils ne sauront jamais ! » on aimerait lui rappeler que ceux qui l'ont ramené au château sont bien au courant de ce qui s'est passé, et peut-être même sont-ils déjà allés le raconter... En attendant, on peut penser que Max Schreyvogel n'est pas tout à fait dégrisé et c'est sans doute l'alcool qui le rend si euphorique. Il peut certes continuer à se mentir, il peut pousser « un soupir de soulagement » et retourner se recoucher... Mais qu'adviendra-t-il au prochain réveil ?
[Alain C - février 2010]
16:25 Publié dans miscellanées, Textes de Hans Fallada | Lien permanent | Commentaires (0)
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