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28/11/2009

Un farceur malgré lui...

Nous poursuivons la publication de courtes nouvelles de Hans Fallada, toutes situées dans le cadre de la campagne allemande que Hans Falalda connaissait bien.

Cette nouvelle narre les aventures d'un ancien ouvrier, devenu vagabond, sans qu'il soit précisé comment (sans doute poussé à la vie de misère par les effets conjugués de la crise, du chômage et de l'inflation). Mais nous verrons que notre héros reprend vite du poil de la bête en faisant une rencontre inattendue en forêt... Un moment, il va croire tout ses ennuis terminés... En tout cas son histoire le fera bien rire, même si le dernier protagoniste de cette histoire ne partagera pas son humour...

LA REDACTION DU WEBLOG "ET PUIS APRES"

 -oOo-

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Hans FALLADA

 

LE BONHEUR DE SCHULLER

 

 

C'est le printemps, au mois de juin, la forêt est verte, les oiseaux volètent en chantant, et, parmi toute cette splendeur, erre un homme jeune, blond, bien habillé, mais maussade, abattu et dégoûté de lui-même et du monde entier comme si c'était l'automne nuageux et humide ou l'hiver neigeux.

Le jeune homme est un ouvrier tailleur de la belle ville de Halle, mais ce n'est pas un but de tourisme qui l'a amené dans cette superbe forêt de Poméranie, il y a longtemps déjà que Willi Schuller s'est adonné à la débauche. Et maintenant les gendarmes sont à ses trousses ; à l'écart de tous les chemins de fer, de tous les hommes de bonnes manières, de toute possibilité de bonheur, il erre sans but, sans argent, la tête lourde.

La forêt n'en finit plus et son estomac ne cesse de le tirailler, la physionomie de Willi Schuller s'assombrit toujours davantage, le voilà qui butte contre une souche, et, poussant un juron, il s'assied sur la mousse.

Il semble que ce juron ait trouvé un écho, un meuglement mélancolique retentit, les branches craquent, le promeneur se dresse d'un bond, une tête cornue passe entre les buissons et vache et voyageur se considèrent mutuellement.

- Bonne vache, dit Schuller en rompant le premier le silence. Viens, ma bonne vache! Viens, ma chère vache!
- Meuh! fait la vache en allant à lui. Schuller se rend soudain compte pourquoi cette bête se promène seule comme lui dans la grande forêt, un morceau de sa longe est cassée, pend. Il voit aussi que le pis de la vache est superbement gonflé, et, s'il n'a pas encore assez confiance en sa nouvelle amie pour se mettre juste sous elle, on peut fort bien traire dans un chapeau de feutre. Et il s'escrime de son mieux à remplir son chapeau d'un déjeuner réconfortant. La vache reste tranquille, son estomac dit oui à ce déjeuner et le bisse même. Cela réussit très bien, le second déjeuner est trait, lui aussi, et tout à coup le monde prend un tout autre aspect: la forêt est jolie et les oiseaux sont jolis et le chemin tranquille est joli lui aussi en somme. Cela vaut mieux en tout cas que s'il s'y trouvait des gendarmes.

Willi Schuller considère la vache, un peu perplexe. Puis il secoue son chapeau pour le débarrasser des dernières goutte de lait, dit, à la fois gai et embarrassé : « Bonjour et merci, petite vache », et reprend sa route. La vache répond « Meuh » et prend le même chemin. Schuller hâte le pas, la vache en fait autant. Schuller s'arrête : « Va t'en donc, petite vache ! » La vache le regarde. Quand il repart elle met tout de suite sa tête au-dessus de son épaule pour qu'ils restent en contact. Et, comme c'est gênant, il la prend par la longe en pensant à part soi : « Peut-être gagnerai-je, en récompense de l'avoir trouvée, mon déjeuner de midi et un asile pour la nuit. »

Après un moment de marche la forêt s'éclaircit, Schuller et la vache voient devant eux des prairies, un ruisseau entre des saules et des peupliers, et à main droite une maison de paysan. Le paysan fauche dans une prairie à côté du chemin.

Schuller n'est pas très à son aise à l'idée de passer devant le paysan avec la vache à la longe ; il la tient aussi lâche que possible, comme s'il n'avait rien à faire avec cette bête, murmure vite « Bonjour » et veut continuer son chemin.

- Hé! crie le paysan.

Schuller presse le pas.

- Holà! crie le paysan. Eh là-bas! C'est bien la Noiraude du meunier?
- Oui, fait Schuller d'un air assez sot et il est forcé de s'arrêter, car la vache s'est arrêtée.
- S'est-il enfin décidé à la vendre? demande le paysan. L'amènes-tu au marché de Pyritz?
- Oui, dit Schuller.
- Tu es bien le nouveau domestique du meunier? Qu'en veut-il donc?
- Trois cents... répond Schuller la sueur aux tempes.
- L'âne! L'imbécile! s'exclame le paysan. Et il n'a pas voulu me la laisser à ce prix!
- Bonjour, fait Schuller en tirant sur la longe.
- Hé! s'écrie de nouveau le paysan. Holà! Pour trois cents je prends aussi la Noiraude et tu n'auras pas besoin d'aller jusqu'à Pyritz. Tu auras une gratification par-dessus le marché.
- Combien? demande Schuller.
- Dix, réponds le paysan.
- Quinze, réplique Schuller.
- Accord conclu, dit le paysan et ils se donnent une poignée de main.

Puis, après avoir, chez lui, remis trois cents quinze marks à Schuller, le paysan tient, pensif, une pièce de cinq marks à la main. « Voyons, fit-il, en hésitant, tandis que Schuller observe le silence. Tu t'épargnes la course de Pyritz, n'est-ce pas ? dit le paysan.

- Oui, dit le tailleur.
- Tu pourrais me rendre un service et je te donnerai cinq marks. J'ai vendu mon cheval bai au paysan Scheel à Puttgarten, ne voudrais-tu pas
le lui amener?
- Si... fait Schuller avec quelque hésitation.
- C'est à peine à une heure d'ici. Mais il te faut faire attention que le meunier ne te voie pas. Parce qu'il croit que tu es au marché...
- D'accord, dit Schuller qui se laisse séduire.
- Bon, et fais bien attention que le meunier ne te voie pas. Il voulait aussi acheter mon cheval bai, mais Scheel m'en donne trois cent cinquante.
- Je ne me ferai pas voir, dit Schuller en partant à cheval.

En chevauchant à travers la forêt, il se mit à siffler, trois cent vingt ronds en poche et au lieu de se traîner à pied, monté sur le cheval bai. L'estomac plein, l'escarcelle pleine - la vie est belle.

Puis Schuller s'arrête de siffler, le cheval brun trotte péniblement et Schuller est songeur.

Un moment après il arrive à un carrefour, à gauche c'est le chemin du moulin et à droite celui de Puttgarten où habite Scheel. Schuller prend le chemin de gauche. Il parcourt une petite vallée avec des prés au milieu de la forêt ; le tailleur revoit le ruisseau avec ses saules et ses peupliers et voilà déjà le toit rouge du moulin. Schuller descend de cheval, il frappe à une fenêtre en criant : « Hallo ! »

La porte s'ouvre et le meunier sort. « Eh bien ? », demande-t-il en considérant le cheval et le cavalier.
- Bonjour, dit Schuller en laissant au meunier tout le temps d'examiner la bête à fond.
- Comment se fait-il que le cheval bai de Voss soit monté par ce cavalier? demande le meunier.
- Je suis tailleur, dit Schuller qui, pour une fois, ne ment pas.
- Ah! fait le meunier.
- Je suis un parent de Voss, dit Schuller, se lançant de nouveau dans un imbroglio de mensonges.
- Ah! fait à nouveau le meunier. Et qu'est-ce que le cheval bai a à faire avec ça?
- Mon oncle à un paiement urgent à faire, raconte Schuller. Et il vous fait demander si vous voulez maintenant acheter ce cheval pour trois cents ?
- Bah! fait le meunier en réfléchissant. Il réfléchit longtemps, puis il dit: Deux cent cinquante.

Schuller se contente de dire « Non » et fait mine de remonter sur la bête.

- Halte! crie le meunier. Où veux-tu donc aller?
- Chez Scheel à Puttgarten, se contente de dire Schuller.
- Ah! chez Scheel. Eh bien! alors, trois cents, d'accord, mais tu n'auras pas de gratification.
- Mais... dit Schuller.
- Tu n'en auras pas, répète le meunier. Attache la bête et entre que je te donne l'argent.

Schuller a empoché son argent et boit un schnaps avec le meunier quand il entend au dehors, devant la maison, des cris de femme et des hurlements, et une grosse femme fait irruption dans la pièce en pleurant : « Oh, malheur ! Malheur ! Notre vache n'est plus là ! Notre Noiraude n'est plus là ! »

Le tailleur en a chaud et froid.

- Mille tonnerres! s'écrie le meunier. N'as-tu pas pris une longe neuve?! Que le diable! Notre meilleure vache!

La femme pleure, le meunier sacre, Schuller dit alors : « Votre vache n'est plus là ? Je sais où elle est. »

- Quoi? font-ils bouche bée.
- Elle était dans le trèfle de l'oncle Voss, explique Schuller. L'oncle l'y a saisie en raison des dégâts qu'elle avait faits...
- Ma Noiraude saisie! s'écrie le meunier. Ce maudit imbécile de Voss, saisir ma vache! Que le diable!...

Il se précipite hors de chez lui, saute sur le cheval bai et part au grand trot en criant à Schuller : « Suis-moi, toi ! Tu es témoin... » Le meunier disparaît à la corne du bois.

Schuller a préféré ne pas suivre. Dans un coin de la forêt, il a tout raconté à Marie et il s'est tordu de rire en s'imaginant comment le meunier et le paysan ont dû se disputer à cause de la vache et du cheval... Le meunier avec le cheval bai de Voss, le paysan avec la Noiraude du meunier, que chacun lui a payé... Schuller a encore ri très longtemps.

Mais un peu plus tard, devant le juge, qui n'a, lui non plus, pas pu s'empêcher de rire, Schuller a constamment répété : « Tout cela est venu de soi-même, monsieur le juge, je n'ai rien fait pour cela. Il suffit d'avoir de la chance et tout tourne bien. Je n'ai rien fait pour cela... »

Le juge a été d'un autre avis.

 

 

 

Traduction d'Edith Vincent.

Déjà publié dans Deux tendres agneaux,
Fernand Sorlot. Coll. Les maîtres étrangers, Paris, 1943.

 

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