05/04/2008
Qui fût le « psychopathe dégénéré » ?
Richard Bessel : Qui fût le « psychopathe dégénéré » ?
Suivi de « en défense de Hans Fallada,
par Manfred Kuhnke.
Recension de : Jenny Williams – “More Lives than One – a biography of Hans Fallada” (London, Libris, 1998)
(ci-dessus le professeur Jenny Williams et la couverture de l'ouvrage qu'elle a consacré à Hans Fallada)
Wilhelm Ditzen fût un pilier de la société impériale allemande. Un juriste important et contribua au nouveau Code Civil allemand. Il évolua, grâce à une succession de nominations, depuis la Cour de District de Kloster Wennigsen et la faculté de Droit de l’université de Greifswald vers la Kammergericht [Cour de Droit] de Berlin, pour atteindre au point culminant de sa profession quand, en 1908, il fût nommé à la Cour Impériale de Leipzig.
Ce succès professionnel amena l’aisance financière et Wilhelm Ditzen fût à même d’offrir à sa femme, ses deux filles et ses deux fils, une succession de résidences confortables et de longues vacances en Allemagne, en Suisse, en Autriche et en Italie. Il prit sa retraite en mars 1918, six mois avant que son plus jeune fils ne soit tué sur le front occidental et neuf mois avant que le système politique impérial qu’il avait servi si fidèlement ne s’effondre dans la défaite et la révolution [1].
Cependant, le souvenir premier que nous aurons de Wilhelm Ditzen ne sera pas sa carrière solidement réussie. Au contraire, sa plus grande contribution à la postérité fût, fort probablement, d’offrir à son fils Rudolf – un alcoolique, fumeur invétéré, morphinomane, qui à l’âge de dix-huit ans tua un ami proche lors d’un duel, et quelque fois l’hôte de nombreuses institutions psychiatriques – un support financier pour une « année de littérature » en 1918 et 1919. Wilhelm fit cela, malgré son « profond regret que tes projets soient si différents des nôtres », et à la condition que son filspublie sous un autre nom que le sien. Le nom choisit par le Rudolf de vingt-cinq ans fût « Hans Fallada » [2]
Hans Fallada ne connu pas de l’influence ni de l’écho international de son contemporain Bertholt Brecht. De même qu’il n’atteint la proéminence politique de son contemporain Johannes R. Becher, dont les premières années (comme celles de Ditzen) furent marquées par un pacte suicidaire qui tourna mal [3], la consommation de morphine et des visites à des institutions psychiatriques ; mais qui plus tard fût capable de faire suffisamment de compromis pour devenir Ministre de la Culture dans la République Démocratique Allemande. Rudolf Ditzen ne fût pas un grand défenseur de l’expérimentation littéraire et passa plus de temps à détourner les fonds des domaines agricoles où il travaillait comme comptable qu’à participer aux débats littéraires de l’Allemagne de Weimar.
Les préoccupations de Rudolf Ditzen furent d’abord pour lui-même ; ses prescriptions pour les fleaux de son temps concernèrent la morale individuelle plutôt que l’action politique collective. Son inclination fût d’éviter les situations difficiles plutôt que d’y faire face – ainsi sa tentative de se tenir en dehors du Troisième Reich, dans le Mecklenbourg rural et ses arrangements répétés avec les censeurs nazis. « Passivité intellectuelle et émotionnelle » (Martha Dodd [4]) et faiblesse humaine plutôt que certitudes et grandes manifestations politiques fournirent la base à partir de laquelle HansFallada devint un des auteurs des plus prolifiques dans son pays et un observateur social des plus averti. Il fût, ainsi qu’il en convint dans une lettre à sa mère, un peu avant sa mort : « faible, mais point nul ».
Jenny Williams a fait un travail admirable en rassemblant les vies de Rudolf Ditzen et de Hans Fallada. Elle a exploité les Archives Fallada à Felderg, dans le Mecklenbourg, parlé avec la première femme de Rudolf Ditzen, Anna, et a exploré aussi bien les productions littéraires de Rudolf Ditzen que la littérature secondaire qui a poussé autour de lui. Il en résulte un livre instructif et attachant sur un sujet extrêmement intéressant. Peut-être qu’inévitablement la biographie tombe parfois dans la spéculation à partir de faits et procède comme si cette spéculation étaient les faits eux-mêmes [6]. Le traitement du contexte historique est souvent simpliste, parfois discordants et, en certains endroits inexact (ainsi on peut, par exemple, y lire la rencontre entre Adolf Hitler et Hugo Stinnes, sept ans après la mort de l’industriel ). Et le livre n’emmène pas le lecteur bien au-delà de la description vers l’interprétation. Toutefois le sujet est suffisamment fascinant et le travail de recherches suffisamment consciencieux pour soutenir le récit, qui révèle une grande quantité de choses sur la nature fragile de l’Allemagne impériale, le désordre des années Weimar et les problèmes pour écrire et publier une littérature digne de ce nom sous le nazisme.
Ce qui apparaît peut-être le plus clairement dans « More Lives than One » est l’importance durable de la jeunesse et de l’adolescence de Rudolf Ditzen – en tat que vivant en marge, il ne pouvait ni ne voulait s’adapter à la culture bourgeoise sécurisante, confortable, privilégiée mais étouffante, de l’Allemagne impériale. Son rejet du monde bourgeois l’amena aux excès d’alcools, à la drogue, au sexe, au crime, à la prison ; à mettre en parallèle avec l’Allemagne de Weimar et son histoire agitée de défaite, de révolution, d’inflation et de violence. En Mars 1926, la Cour criminelle de Kiel, condamnant Rudolf Ditzen à deux ans et demi d’emprisonnement pour détournement de fonds, le décrivit comme un « psychopathe complètement dégénéré ». Rudolf Ditzen se rétablit assez (provisoirement) pour se guérir de sa dépendance, pour se marier et, en 1932, achever le roman auquel il doit sa célébrité : « Et puis après ? ». Hans Fallada connu le succès tandis que l’Allemagne glissait dans la catastrophe. Une année plus tard, avec « Et puis après ? » devenu un best-seller et Hitler occupant la Chancellerie du Reich, ce fût toute l’Allemagne qui se mit à ressembler à une « psychopathe dégénéré ».
Richard Bessel (2 octobre 1998)
(traduction : Alain C. / Avril 2008)
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Manfred Kuhnke
En défense de Hans Fallada
Monsieur,
Dans un compte-rendu sophistiqué de la méticuleuse biographie de Hans Fallada, par Jenny Williams, « More Lives Than One » (2 octobre 1998), Richard Bessel examine les caractéristiques uniques de la vie de cet écrivain allemand. Hans Fallada passa les années les plus importantes en tant qu’écrivain dans l’émigration intérieure, au sein de l’Allemagne nazie, et, même si dans ses meilleurs livres il fit en sorte de préserver ses idéaux humanistes, il ne put éviter de faire certains compromis avec le régime nazi. Le professeur Bessel montre les relations complexes entre la production littéraire de Fallada et les structures du pouvoir en Allemagne à l’époque et reconnaît comment Jenny Williams a réussi à présenter les détails de la vie personnelle unique de l’écrivain tout en démontrant en même temps le contexte familial et les pressions sociales de l’Allemagne Wilhelmienne ont transformé Rudolf Ditzen en Hans Fallada.
Cependant, il y a deux accusations pour lesquelles je voudrais discuter avec Bessel. Le jugement porté en 1939 par Martha Dodd sur Hans Fallada (« un des auteurs des plus prolifiques dans son pays et un observateur social des plus averti ») est considéré comme peu sérieux et incomplet, dans la mesure où il ne tient pas compte des œuvres de Hans Fallada après que Martha Dodd ait quitté l’Allemagne lorsque son père, ambassadeur des Etats-Unis, fût rappelé en 1937. Aussi est-il dommage que Richard Bessel ait choisi d’étayer son appréciation de l’écrivain par les déclarations de Martha Dodd.
D’autre part, je ne suis pas non plus d’accord Richard Bessel critiquant Jenny Williams d’être rien moins qu’exacte avec les faits historiques. Par exemple, quand Jenny Williams prétend que l’industriel « Hugo Stinnes dit à Hitler en juillet 1931 qu’il partageait son but » elle se base sur une lettre d’Hugo Stinnes junior à Hitler en juillet 1931, dans laquelle il presse le führer de repousser les frontières allemandes vers l’Est. C’est une lettre très connue, souvent citée. Dans le livre de Jenny Williams, il n’y est pas fait mention, comme le prétend Richard Bessel, d’une « rencontre entre Adolf Hitler et Hugo Stinnes, sept ans après la mort de l’industriel ».
Manfred KUHNKE
Hans-Fallada Gesellschaft,
Eichholz 3, 17258, Feldberg, Deutschland
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Notes du Traducteur :
1 - Dominique Venner, dans sa contribution au Dossier H consacré à Ernst Jünger, évoquer cet « effondrement » en citant le journaliste Theodor Wolff qui écrit au soir du 9 novemre 1918 : « Il y a une semaine existait un appareil administratif militaire et civil si ramifié, si profondément imbriqué et enraciné, qu’il seblait devoir se maintenir au-delà des vicissitudes du temps. Dans les rues de Berlin fonçaient les automobiles grises des officiers, sur toutes les places, on voyait des agents de police, telles les colonnes du pouvoir ; une gigantesque organisation militaire paraissait tout embrasser, dans les bureaux et les ministères trônait une bureaucratie apparemment invincible. Hier matin, tout se maintenait encore. Hier après-midi, plus rien de cela n’existait ». – Dominique Venner : Ernst Jünger et la génération perdu (1920-1932), in BARTHELET, Philippe (Dir.), Dossier H –Ernst Jünger, Paris, L’âge d’homme, 2000 [NdT].
2 – On sait que ce nom de plume fut choisit par Rudolf Ditzen dans deux contes des frères Grimm : « Jean le chanceux » (pour Hans) et « La gardeuse d’oie » (pour Fallada – nom de ce cheval décapité qui continuait de parler. nb : dans le conte, Falada s’écrit avec un seul ‘l’). Une traduction des deux contes est proposée sur ce site. [NdT]
3 – sur Johannes R. Becher (1891-1958) il y a peu d’informations sur le net. Signalons toutefois une brève bio-bibliographie, en anglais, sur le site http://digitalcommons.unl.edu/modlanggerman/3 [NdT].
4 – Martha Dood, fille de William E. Dodd, l’ambassadeur des Etats-Unis d’Amérique à Berlin de 1933 à 1937, année où il fût rappelé dans son pays. Elle fut proche de Ernst Rowohlt, l’éditeur de Hans Fallada qu’elle rencontra à plusieurs reprises. De part les relations de son père, elle aida des résistants à fuir l’Allemagne. Elle fût également activement en contact avec le groupe de résistance des « Gegner » (les adversaires), animé par Arvid Harnack et Harro Schulze-Boysen.
Sur Martha Dodd, on peut consulter le site (en anglais) : http://www.traces.org/marthadodd.html [NdT].
6 – Bien évidemment nous sommes très loin de partager cet avis [NdT].
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