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25/01/2014

Cuvée 2014 !

A propos d’une nouvelle édition de Seul dans Berlin

 

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Nul n’est besoin d’espérer pour entreprendre
Ni de réussir pour persévérer

Guillaume d’Orange

 

 

Il faut ici et sans plus tarder, saluer le courage des Éditions Denoël d’avoir publié, en ce début d’année, une nouvelle version, intégrale et non censurée, d’un des plus beau livre de Hans Fallada : Seul dans Berlin.

Courageuse initiative en effet, car déjà paru en 1967, chez Plon, puis réédité en 2002 chez Denoël, le livre a connu un grand succès. Une édition de poche est parue l’année suivante (2003), chez Gallimard (coll. Folio), qui confirmera le succès de librairie. De tous les ouvrages de Hans Fallada, parus depuis, c’est sans contexte Seul dans Berlin, qui est le plus lu en France, en tout case celui qui a suscité le plus d’écho ([1]) dans la presse ou sur la grande toile.

Tous ces lecteurs vont-ils faire l’effort de retourner voir leur libraire pour y acheter la nouvelle version ? C’est un pari. Gageons qu’il sera tenu.

En effet, si l’édition de 2002 contenait 560 pages, celle de 2014 en compte 736, dont un chapitre entier ! ([2]) celui où Anna Quangel décide de quitter à son tour la Frauenschaft (Ligue des femmes, organisation politique, équivalente féminin du Front du Travail). Pour 176 pages inédites – soit 30% du roman d’origine en plus – cela ne vaut-il pas le détour ? Quelle joie de pouvoir enfin avoir entre les mains le texte complet, restitué dans son intégralité, et non plus une version mutilée en plusieurs endroits. Mutilée non pas pour des raisons économiques comme nous allons le voir, mais bien plutôt idéologiques.

Et cette version intégrale, selon les mots même de l’éditeur Denoël : « restitue enfin la vision de Fallada dans sa globalité, tout en nuance de gris, sans simplification possible : la vision d’un homme et d’une femme debout. »

Vous savez maintenant ce qu’il vous reste à faire !

§

Mais pourquoi de pareilles coupes ont été pratiquées ? Et l’auteur avait-il autorisé ces coupes avant que le roman ne soit publié ?

Commençons par rappeler que Hans Fallada, en 1946, habitait dans la zone sous contrôle soviétique (qui allait devenir la future RDA) ([3]). Il vivait à ce moment-là une période difficile tant sur le plan matériel que familial et moral.

Afin de lui venir en aide, son ami Johannes R. Becher, homme politique et écrivain allemand, qui deviendra plus tard, en 1954, Ministre de la Culture de la RDA, lui suggère d’écrire quelque chose sur un couple d’ouvriers berlinois, condamné à mort en avril 1943,  les époux Hampel. Johannes R. Becher confia alors à Hans Fallada le dossier de la Gestapo. En quelques semaines, Hans Fallada, comme pris de frénésie, écrira les 900 pages d’un roman qu’il envoie aussitôt à son éditeur, la maison Aufbau.

Au même moment, à bout de nerf, exténué, il entre à l’hôpital de la Charité à Berlin. Il y décède le 5 février 1947, sans avoir relu les épreuves du roman avec les passages et le chapitre censuré. Aurait-il donné son aval à ces coupes ? On est légitimement en droit de penser le contraire, surtout en ce qui concerne le chapitre entier. C’est aussi l’avis des spécialistes de la vie et de l’œuvre de Hans Fallada. Toutefois, c’est un point qu’il est difficile de clarifier et sans doute ne le sera-t-il jamais. En attendant, les deux versions étant désormais disponibles, à chacun, en les comparant, de se faire une opinion.

Alors pourquoi ces coupes ? En 1947, les plaies de la guerre, la douleur de la défaite, le souvenir des années de dictature hantent tous les esprits. Dans la zone soviétique, il s’agit d’ores et déjà de rééduquer le peuple (exercice qui eut aussi son pendant dans la zone américaine). Pour ce faire, il fallait présenter des ouvrages sans ambiguïté, simples – voire simplistes.

Le couple Quangel se devait d’apparaître sans reproche, sans une quelconque ombre de nazisme dans leur passé. Aussi, tout ce qui dans le manuscrit faisait référence à leur passé de militants syndicalistes national-socialistes devait être atténué (cas de Otto Quangel) voire supprimé (cas d’Anna Quangel).

Aujourd’hui, on peut légitimement se demander si, à force de triturer le texte original, on n’a pas simplement falsifié l’œuvre et le travail de l’auteur ?

Il est quasiment certain que Fallada voulait montrer la réalité du Berlin des années 1940-1943, telle qu’elle était – ou du moins telle qu’il voulait la représenter. Dès lors, il est douteux qu’il eut accepté de la déformer, de la  contraindre pour la faire entrer dans les cadres étroits et simplistes de la pensée soviétique.

À coup sûr, la lecture de la version intégrale permettra enfin d’apporter des éléments de réponse.

§

Dernière question : fallait-il profiter de cette nouvelle édition pour revenir à un titre proche du titre original ? Interrogée sur le sujet, la traductrice, Laurence Courtois, nous a répondu que la traduction de Jeder stirbt für sich allein n’est pas facile et ne « sonne » pas bien. Cela donnerait quelque chose comme : Chacun meurt seul pour lui-même. Titre non seulement peu accrocheur mais, surtout, ne reflétant pas l’ambiance générale du roman. Certes, cette phrase (Jeder Stirbt…) se trouve telle quelle dans la bouche d’un protagoniste, mais cela suffit-il pour changer le titre sous lequel le roman est connu hors d’Allemagne ? Nous pensons que non. D’autant plus que ce titre Seul dans Berlin a été adopté par la plupart des éditeurs à travers le monde (États-Unis, Allemagne, Finlande, Hollande, Suède, Norvège, Iran, Israël, Espagne, Catalogne, Italie, etc). Il aurait été dommage de vouloir se singulariser par une reformulation hasardeuse.

Enfin, le fait de maintenir le titre français original, permet que les choses soient claires : la version intégrale de 2014 est bien le même roman, mais enfin restitué dans son intégrité. Changer le titre aurait pu induire les futurs lecteurs en erreur, causant une éventuelle déception en découvrant qu’il ne s’agit non pas d’un nouveau roman, mais d’une version enrichie et désormais complète.

§

Arrivé à ce point, nous souhaiterions ici exprimer un léger regret, qui soit aussi une supplique aux Éditions Denoël.

Aujourd’hui, le succès de Seul dans Berlin en France, tend à éclipser le restant de l’œuvre de Hans Fallada. Aux yeux de beaucoup, ce roman est LE roman de Hans Fallada. Ils n’ont pas entièrement tort, car c’est un roman fort, émouvant et qui évoque une période tragique de l’histoire mondiale sous un angle inédit encore aujourd’hui : la résistance des petites gens.

Mais n’allons pas pour autant faire de Hans Fallada l’auteur d’un unique livre.

Certes, les Éditions Denoël en sont conscientes puisqu’y ont été publiés depuis deux autres romans importants : Quoi de neuf, petit homme ? en 2007 et Le buveur en 2010 et chaque fois dans des traductions nouvelles et complètes. Dont acte.

Malgré ce, bon nombre de romans de Hans Fallada restent inédits en français et non des moindres (Damals bei uns daheim ; Ein Mann will hinauf ; Heute bei uns zu Haus; Ein Mann will nach oben)ainsi que beaucoup de ses nouvelles (Drei Jahre kein Mensch) sans oublier les indispensables notes de prison (In meinem fremden Land. Gefängnistagebuch 1944), disponibles à ce jour seulement  en allemand, en espagnol ([4]) ou en danois.

Il serait bien que le public manifeste son intérêt pour inciter les Éditions Denoël à poursuivre leur entreprise éditoriale. Sans plaider pour la publication des œuvres complètes, il serait bien que les livres majeurs encore inédits en français voient enfin le jour.

Mais il serait tout aussi important de poursuivre la republication (avec nouvelle traduction à partir du texte intégral) des romans parus avant guerre ou dans les années 50.

Nous pensons notamment à :

- Levée de fourches qui raconte la révolte paysanne dans le Schleswig-Holstein en 1930, récit plein d’humour, mêlant faits réels et fictions, ou la mesquinerie des uns se heurte à l’ambition des autres.

- Loup parmi les loups immense saga qui restitue aussi bien la vie berlinoise que la vie des grands propriétaires terriens, dans l’Allemagne de Weimar, autant de lieux, de gens que Hans Fallada a fréquenté durant sa vie.

- Un autre roman qui mériterait de revenir dans les librairies, c’est l’épopée de Gustav Hartmann, alias Gustave-de-Fer, chauffeur de taxi berlinois qui décida de faire le trajet Berlin-Paris avec sa voiture tirée par des chevaux, pour attirer l’attention sur sa profession en voie de disparition([5]). Dans ce roman, plus encore que dans Loup parmi les loups, la vie berlinoise dans divers milieux, y compris les plus louches, y est décrite, non sans humour.

- Dans un autre registre, Le roman du prisonnier est un ouvrage majeur. Sans doute fortement inspiré des divers séjours en prison qu’effectua l’auteur, ce roman raconte la vie d’un détenu, Willi Kufalt, qui tente de se réinsérer mais sans succès et décide de retourner volontairement en prison ou, pense-t-il il a tous ses repères, pour mener une vie paisible et sans souci. De ce roman l’écrivain Ernst von Salomon (qui connu lui aussi la prison) a dit, dans son livre Le questionnaire que « La véritable vie en pénitencier a été décrite par Hans Fallada dans son Roman du prisonnier. Il n'y a pas de meilleur livre sur la vie en prison ». Pierre Chenal, avec le concours de Roger Vailland et de Jean Genet tentera, en 1949, une adaptation cinématographique, sous le titre de Pas de pardon, ou le roman du prisonnier. Cette tentative n’aboutira pas.

Le talent de narrateur de Hans Fallada, son humour, sa façon si personnelle de raconter la vie des humbles, mérite d’être reconnu par les nouvelles générations et ces livres d’être à nouveau disponibles. Il est en effet regrettable qu’aujourd’hui nous n’ayons d’autres recours que de fréquenter assidûment les derniers bouquinistes dans l’espoir d’y trouver un jour, peut-être, un livre de Fallada.

§

Nous souhaiterions terminer avec quelques mots sur la résistance allemande. Ce sujet a été remis à l’ordre du jour, en France, en 2002, par la réédition du roman Seul dans Berlin, chez Denoël, dont la bande annonce portait cette seule citation de Primo Levi : « Le plus beau livre jamais écrit sur la résistance allemande antinazie », tirée du livre de Ferdinando Camon, Conversations avec Primo Levi. ([6])

La (ou plutôt les) résistance(s) allemande, reste malgré tout un sujet peu connu. Certes, certains ouvrages ont été publié sur le sujet dès 1948 ([7]), mais il faudra attendre pas mal d’années pour avoir enfin des ouvrages présentant l’ensemble des groupes de résistance (catholiques, protestants, juifs, communistes, des ouvriers, des jeunes, des conservateurs, etc.) de façon impartiale. ([8]) Les célébrations, en 1994, du cinquantième anniversaire de l’attentat manqué du 20 juillet 1944, contribuera aussi à alimenter le débat, mais en le centrant sur cet événement certes capital mais non représentatifs de l’ensemble des résistances.

Mais pourquoi est-il si difficile d’en parler ?

Comme le souligne Barbara Koehn, durant les années de dictature (1933-1939) la résistance allemande n’a jamais pu bénéficier d’un appui de l’extérieur. Jamais cette résistance ne fut reconnue officiellement à l’extérieur.

Ensuite, vinrent les années de guerre (septembre 1939 – avril 1945) où les résistants devinrent, aux yeux de l’opinion publique allemande, des « traîtres à la patrie », luttant contre leur pays. C’est une donnée qu’on a du mal à se représenter dans les autres pays, où les résistants, même si les troupes d’occupations les qualifiaient de « terroristes », passaient aux yeux de la population sinon pour des héros, au moins pour des patriotes, luttant pour leur pays. C’est une différence de taille. Après la guerre, on préféra ne plus parler de tout cela. Il faudra attendre plus de quarante ans avant que le sujet redevienne abordable.

 

Avec le recul, la lutte des époux Quangel pourrait nous paraître dérisoire : des cartes postales contre une dictature. Et même s’ils furent à l’époque considérés comme de vulgaires criminels, comme des traïtres, aujourd'hui nous apparaissent, du fait même de leur tentative désespérée de refuser la guerre d’Hitler, comme des témoins d’une autre Allemagne, incarnant les valeurs universelles de liberté et d’humanité.

Aujourd'hui, il faut bien admettre que leur épopée dans Berlin connait désormais – et grâce au talent de Hans Fallada – une renommée internationale.

Le nom des époux Quangel/ Hampel nous rappelle que, toujours, dans l’obscurité la plus noire, une petite lueur peut dissiper beaucoup d’ombre.

 

Alain C. (janvier 2014)

 

Notes :

 



[1] Outre des recensions dans divers journaux, on ne compte pas non plus les articles de blogs consacré à l’ouvrage. Il faut rajouter nombre d’adaptations théâtrales, dont certaines sont à noter :

un spectacle durant l’été 2010 à Fécamp, dans un ancien hôpital militaire allemand -site troglodyte creusé dans la falaise par les ouvriers du S.T.O.

Un spectacle d’une durée de 4h15, avec une mise en scène de Luk Perceval

(Cf. http://etpuisapres.hautetfort.com/archive/2013/08/25/seul-dans-berlin-au-theatre-5147814.html)

Mais signalons également l’initiative de l’association Les Bancs Publics qui, en 2008, organisa une distribution de cartes postales afin de sensibiliser les gens au sort des sans-abris.

(Cf. http://etpuisapres.hautetfort.com/archive/2008/02/17/les-banc-publics.html )

[2] Le chapitre 17 de la première partie.

[3] Cf. à ce sujet le court roman de Hans Fallada, Le cauchemar, qui se déroule durant cette période.

[6] Voir notamment : http://www.echosystem.com/primolevi/text.html

Camon. - En effet, chez eux [les Allemands, NDLR], il n'y a pas eu de forte résistance, après non plus, au nazisme triomphant. Je veux dire : une résistance au sens italien du mot.

Levi. - Non, non, il n'y en pas eu. Il y a eu plusieurs îlots de résistance : la Rose Blanche, d'un côté ; ce complot des officiers, de droite, de l'autre ; les débris du parti communiste; quelques noyaux de résistance dans les camps, chez les détenus politiques allemands - mais ils se combinaient mal, et, de plus, communiquaient mal entre eux. Il est probable que s'il n'y a pas eu une résistance dans notre sens, c'est aussi parce que c'était un pays policier modèle. Je ne sais pas si vous connaissez ce très beau livre de Fallada, Chacun meurt seul. En le lisant, on comprend ce qu'était l'Allemagne de cette époque. Fallada était un antinazi, il avait déjà écrit Petit homme, grand homme. Mais nous sommes peut-être en train de nous éloigner du sujet.

(…)

Je repense au livre de Fallada. Chacun meurt seul me paraît important précisément à cause de cela. Fallada avait mis la main sur des archives de la Gestapo, et il y avait trouvé l'histoire vraie, dont il tira un roman, d'un vieil ouvrier, un vieux charpentier allemand, un Arbeitstier, une "bête de travail", un homme indifférent, inerte, uniquement occupé à faire bien son métier de menuisier. Il perd n fils à la guerre. Et il a alors des contacts avec d'autres parents de soldats tués. Très naïvement, sa femme et lui inventent une façon de se défendre : tous les samedis, ils écrivent sur une carte postale des slogans antinazis très simplistes, très naïfs : "Cette guerre nous mènera à la ruine", et d'autres du même genre.

Ils font une petite promenade en partant de chez eux et la mettent dans une boite aux lettres d'une maison d'habitation quelconque. Ils continuent pendant un an. Je ne me souviens plus exactement, mais ils déposent ainsi quelque chose comme cent ou deux cents cartes. Ces cartes aboutissent toutes entre les mains de la Gestapo, chacune dans l'espace de quelques heures. Le fonctionnaire de la Gestapo chargé de l'affaire, en marquant sur un plan de Berlin les points où ces cartes ont été déposées, voit naître sur ce plan un cercle de petits drapeaux, car les deux époux, pour brouiller leur piste, faisaient chaque fois une petite promenade d'un quart d'heure qui les éloignait de leur habitation, chaque fois dans une direction différente. Il était donc évident que l'auteur devait se trouver au centre de ce cercle.

Cela me paraît une preuve très importante de la puissance de la police sous le régime hitlérien : cette carte postale brûle la main de tous les Allemands destinataires, ils craignent une provocation et la portent immédiatement au poste de police le plus proche.

Cela montre à quel point il était difficile d'organiser une résistance. la volonté d'Hitler existait seule, il n'y avait pas d'opposition.

[7] Voir par exemple : Ulrich von Hassel D’une autre Allemagne, (1948)mais qui n’illustre qu’un aspect de la résistance – celui des milieux conservateurs – ou encore Gerhard Ritter, Echec au dictateur (1956)

[8] Cf Barbara Koehn, La résistance allemande contre Hitler, (2003) ou encore Gilbert Merlio, Les résistances allemandes à Hitler (2003).