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17/05/2015

Michael Gaumnitz parle de son film "Seuls contre Hitler"

Nous avons trouvé cet intéressant entretien avec le cinéaste, graphiste et peintre Michael Gaumnitz, français d’origine allemande, né à Dresde en 1947, qui parle de son téléfilm « Seuls contre Hitler » dont nous avions eu l’occasion de parler déjà (voir ici). Cet entretien a été réalisé pour la revue du Centre National du Cinéma et de l’image animée (CNC), numéro 29 de février 2015 par Anne Brunswic, et publié également sur son site.

Nous publions ci-dessous l’entretien, mais nous vous invitons à le consulter sur les sites mentionés ci-dessous, où vous trouverez non seulement des illustrations mais des renseignements complémentaires.

A noter que Michael Gaumnitz revient sur le « tutoiement » utilisé pour son film – tutoiement qui n’avait pas laissé de nous étonner et qui se trouve maintenant dûment expliqué. Merci donc à Anne Brunswic d’avoir posé la question !

 

http://www.annebrunswic.fr/index.php

http://www.cnc.fr/web/fr/ressources/-/ressources/6785022;jsessionid=39D2A5E5DDB0C74C96CF9AD31D860970.liferay

 

 

Seuls contre Hitler

Entretien avec Michael Gaumnitz

Après L’Exil à Sedan et 1946, automne allemand, Michaël Gaumnitz poursuit son exploration de l’histoire allemande pendant la Deuxième Guerre mondiale. Seuls contre Hitler met en images un fait mineur et pourtant exemplaire : l’affaire Hampel, ce couple qui tenta de défier le régime nazi à coups de cartes postales subversives.

 

Votre film s’intitule Seuls contre Hitler, d’après le roman de Hans Fallada Seuls dans Berlin. Pourquoi ce changement de titre ?

En fait, le titre original allemand est Jeder stirbt für sich allein, c’est-à-dire “Chacun meurt de son côté” ou “Chacun est seul face à la mort”. Le livre est paru à Berlin-Est en 1947 et il a connu un grand succès en Allemagne tant à l’Est qu’à l’Ouest. Au départ, je pensais en faire une adaptation mais j’ai découvert qu’on en avait déjà tiré trois films de fiction, un à l’Est et deux à l’Ouest. Le premier est un téléfilm réalisé en 1969-70 pour la télévision de la RDA par Hans-Joachim Kasprzik. [1] Il est quelque peu daté, mais il m’intéressait, parce qu’il a été tourné dans les décors réels de Berlin-Est, dans des quartiers qui avaient échappé aux bombardements et n’avaient pas beaucoup changé depuis les années 1940. Et comme j’évite les reconstitutions – elles sonnent faux –, j’ai préféré utiliser ces images qui évoquent la vie au quotidien sous le IIIe Reich (scènes de rues, appartement ouvrier), et je les ai mises à distance en ôtant le son.

Comment êtes-vous passé d’une fiction à un documentaire ?

C’est la rencontre au Festival international du film d’histoire de Pessac avec une universitaire bordelaise qui m’a mis sur la voie du documentaire. Hélène Camarade, historienne de la résistance allemande, m’a appris que le roman de Fallada était basé sur une histoire vraie, recueillie dans un dossier de la Gestapo, et que depuis la chute du Mur, ces archives conservées en RDA étaient devenues accessibles. Quand j’ai ouvert ce gros dossier de près de 500 pages, j’en ai eu la chair de poule. Il contient encore 40 cartes postales sur les 230 récupérées par la Gestapo. C’était impressionnant. Et puis ce document exceptionnel raconte, du point de vue de la Gestapo, la vie quotidienne à Berlin en ces années. J’avais dès lors une histoire : celle d’une traque ; un contexte : la vie quotidienne sous le IIIe Reich ; et une source : les archives de la police secrète d’État, qui me révélaient les méthodes policières de la Gestapo.

Faute de place, je n’ai pas pu raconter dans le film que ce roman était le fruit d’une commande faite à Hans Fallada au lendemain de la guerre. Dans la zone d’occupation soviétique, le ministre de la Culture était Johannes R. Becher, écrivain et poète communiste connu. C’est lui qui a eu l’idée de commander un grand roman populaire qui montrerait que les Allemands n’avaient pas tous été des Nazis, qu’il avait existé une résistance. Il a confié le dossier de la Gestapo à Hans Fallada, un auteur de grands romans populaires. Dans un premier temps, Fallada n’a écrit qu’un petit fascicule de 90 pages, car le sujet ne l’inspirait pas beaucoup. Dans ce petit ouvrage intitulé Cette Résistance des Allemands qui existait malgré tout contre la terreur hitlérienne, j’ai trouvé une bonne caractérisation des personnages qui m’a été très utile.

Ensuite Fallada a été approché par une équipe de cinéma pour écrire un scénario et ce travail l’a passionné. En trois mois, il a écrit Seuls dans Berlin, mais il est mort en février 1947, avant sa publication. Le roman est fascinant parce qu’il raconte dans le microcosme d’un immeuble berlinois tout ce que pouvait être la société allemande des années 1940. On y retrouve tous les archétypes : une famille nazie, une femme juive dont le mari a disparu, un concierge-mouchard, un juge qui agit dans l’ombre et qui fait ce qu’il peut, et puis la factrice, le commissaire, un homme débrouillard, et le couple des Hampel. En consultant le dossier de la Gestapo, j’ai vu que Fallada avait opéré quelques changements mineurs. Dans le roman, ce n’est pas le frère d’Elise mais son fils qui meurt au front en 1940. Il a également changé les noms et les adresses, mais rien d’essentiel. Pour la comparaison du roman et du dossier de la Gestapo, je me suis appuyé sur l’étude de Manfred Kuhnke, l’ancien directeur du musée Fallada en RDA.

Votre film ne se présente pas comme une adaptation mais comme un aller-retour entre fiction et réalité historique. Comment avez-vous conçu le montage ?

Pour ce documentaire sur l’histoire d’Otto et Elise Hampel, quelles images avais-je à ma disposition ? Les films de propagande tournés par les nazis me paraissaient peu utilisables. Nous avons tout de même retenu un certain nombre de scènes de rue, de défilés, de collectes, de repas entre voisins, d’organisation de la défense civile ; ou encore cette banderole plantée au milieu des ruines, alors que la défaite devenait criante, “Hitler, nous te suivrons toujours”. Évidemment, toutes ces images de propagande sont des mises en scène. Je tenais surtout à montrer des scènes d’intérieur plus intimes, des gens qui écoutent la radio par exemple, et ce matériau, je l’ai trouvé dans la fiction de Kasprzik dont les images en noir et blanc ont quelque chose de documentaire. Nous avons aussi tourné nous-mêmes une partie des images : celles du dossier de la Gestapo qui contient les cartes postales subversives et les pièces du procès. A cela s’ajoutent quelques dessins que j’ai réalisés moi-même à la palette graphique.

Du point de vue de la forme, j’étais aux frontières du documentaire : j’avais un roman, un film de fiction, le tournage du dossier qui relate la traque de la Gestapo, l’histoire réelle de ce couple, quelques graphismes pour mettre en scène les cartes postales et évoquer la terreur au quotidien, qu’évidemment les films de propagande ne montraient jamais ; je me trouvais donc entre réalité, fiction et littérature. Le travail du montage a permis de tricoter de manière extrêmement subtile les archives et la fiction, à tel point qu’à certains moments, on ne sait plus très bien si on est dans les archives ou dans la fiction, ce qui crée un effet de distanciation. J’allais oublier, grâce à Manfred Kuhnke, nous avons eu également accès aux archives privées de la famille. Mais il faut dire que cette famille reste mal à l’aise avec cette histoire.

La famille n’était-elle pas fière d’avoir compté des résistants ?

La famille d’Elise Hampel (c’est la seule qu’on connaisse) ne la pas soutenue au moment de son procès et de sa condamnation, et elle s’est retournée contre Otto en l’accusant d’avoir diaboliquement pervertie Elise. Son père a envoyé pour l’anniversaire du Führer 300 Reichsmarks, une fortune pour cette famille modeste, l’équivalent de trois mois de salaire, avec une demande de grâce en disant que sa fille avait été détournée du droit chemin. Ce cadeau n’a évidemment servi à rien. Ce que j’ai conservé dans le film, c’est l’engagement d’un de ses frères dans la “Guerre Totale” dans l’espoir d’obtenir la grâce de sa sœur.

On passe dans votre montage du vrai visage des protagonistes à celui des acteurs de la fiction. N’était-ce pas une difficulté ?

Ma première intention était que l’on ne révèle les visages authentiques qu’au moment où Otto et Elise sont arrêtés par la Gestapo et identifiés. Jusque-là, ils devaient rester anonymes. Finalement, nous avons trouvé plus saisissant de commencer avec leurs portraits anthropométriques tels qu’ils figurent dans le dossier. C’est violent. Ces photos prises par la Gestapo interpellent tout de suite. Le commentaire indique ensuite qu’on passe à une fiction. Apparemment, ce n’était pas assez clair car certains spectateurs m’ont reproché d’avoir fait une reconstitution. Cela me plaît assez que des spectateurs aient pu s’y laisser prendre.

Lors d’une projection publique, on a vu des spectateurs exprimer leur déception de voir que ces héros magnifiques tombent à la fin de leur piédestal. Est-ce que ça vous a posé un problème dans la construction du film ?

Au contraire, moi je tenais beaucoup à cette fin. Dans le roman, ils meurent en héros et c’est une grande différence avec le dossier de la Gestapo qui montre comment, pendant leur incarcération, ils vont mutuellement s’accuser et se désolidariser l’un de l’autre. Manfred Kuhnke pense que le romancier n’a pas eu entre les mains l’intégralité du dossier : soit parce que Johannes R. Becher ne lui en avait transmis qu’une partie, soit le dossier à cette époque était incomplet. A son avis, si Fallada avait eu ces informations, il aurait écrit une autre fin. Ce qui m’intéresse dans cette fin, c’est qu’elle montre que ces héros sont des gens comme nous, avec leurs forces et leurs faiblesses. Ils sont capables d’un grand courage mais lorsqu’ils sont confrontés à l’ultime, ils peuvent se montrer faibles. Je trouve que ce moment de faiblesse devant la mort leur donne encore plus de force parce qu’ils ne sont pas guidés par une idée, une idéologie, mais par quelque chose de très humain. Bien sûr, il a existé des résistants exemplaires, mais le comportement d’Otto et Elise est humain et l’on peut penser que si tous les Allemands en avaient fait autant, le nazisme n’aurait pas existé. Comme le montre parfaitement le roman de Fallada, Otto et Elise tranchent par leur comportement avec la plupart des gens. Ceux qui tombaient sur leurs cartes postales subversives ne savaient plus quoi en faire ; elles leur brûlaient les doigts. Le roman démontre magistralement la mécanique horrible de la terreur déclenchée par ces minuscules écrits.

Il semble que dans ce film comme dans tous ceux que vous avez consacré à l’Allemagne, vous vous attachiez surtout à l’expérience historique des gens ordinaires.

Oui, ce sont les “petits hommes” confrontés à la grande Histoire qui m’intéressent – j’emprunte cette expression à Fallada qui a écrit ce très beau roman Quoi de neuf petit homme ? J’ai commencé à me plonger dans l’histoire allemande et franco-allemande avec L’Exil à Sedan [2002] qui a été pour moi une naissance à ma propre histoire et au-delà une naissance à l’histoire. Ensuite Premier Noël dans les tranchées [2005] montre de quoi furent capables ces “petits hommes” en 1914. Dans 1946, automne allemand [cf. Infra], je suis revenu dans le chaos de l’Allemagne de l’après-guerre. Ma mère qui avait 20 ans en 1944 m’a souvent parlé de la période du nazisme et de ce qui a suivi, avant que ma famille quitte l’Allemagne de l’Est pour la France. Elle se souvient par exemple que pendant la guerre son père avait trop peur d’écouter à la maison les radios étrangères, alors il collait son oreille contre le radiateur pour écouter la radio des voisins.

Ce sont ces petits gestes de la désobéissance ordinaire qui vous intéressent ?

Hitler, on voit bien que les Allemands ne sont pas tous derrière Hitler comme un seul homme. Au début de la guerre, la population est optimiste, d’autant que les nazis ont acheté la paix sociale en redistribuant une partie de ce qui était pillé dans toute l’Europe. Mais dès l’hiver 1940-1941, les pénuries de charbon et de denrées alimentaires affectent le moral des gens. Les rapports secrets des SS observent de très près ces évolutions de l’opinion. Quand, en 1943, la guerre tourne mal et que l’inquiétude grandit, la propagande martèle que ce sera encore pire si les Soviétiques gagnent la guerre. Dans ce contexte, le geste d’Otto est d’autant plus remarquable. Dans son roman, Fallada cite très peu de cartes postales originales. Dans le film, j’en ai retenu une vingtaine qui révèlent une grande conscience politique. On se demande où Otto a puisé sa lucidité car il n’était pas un homme engagé, il avait même au début soutenu le régime nazi.

Otto Hampel n’a-t-il pas une forme de conscience ouvrière lorsqu’il dénonce les grands industriels de l’armement ?

Oui, il dénonce les profiteurs du régime et les sacrifices imposés au peuple. En fait, on peut expliquer sa prise de conscience par trois raisons. Il y a d’abord la mort de Kurt, le frère d’Elise, dans la bataille de France en 1940. Cette mort qu’Elise n’accepte pas a déclenché chez eux un processus mais, bien entendu, beaucoup d’autres familles frappées par des deuils n’ont pas élevé la moindre protestation. La deuxième raison, ce sont les injustices, les privilèges accordés aux membres du parti nazi. Fallada écrit à ce sujet : “Le plus nul des nazis était mieux considéré que le meilleur des gens du peuple.” Enfin, ce sont les prélèvements obligatoires et les collectes. Ces trois motifs reviennent dans les cartes postales et dans le dossier de la Gestapo. Par contre, Otto ne mentionne jamais les juifs. Cela surprend aujourd’hui, mais à cette époque il n’est pas le seul, loin de là, à rester aveugle aux persécutions antisémites. Dans son célèbre Berlin Diary [1941], l’américain William L. Shirer ne fait pas davantage mention des juifs. En revanche Otto parle des catholiques et des protestants.

Ce qui m’a causé une difficulté particulière et de nature tout à fait différente, c’est que les cartes postales d’Otto sont bourrées de fautes d’allemand. Il n’était pas question pour moi de traduire ses fautes d’allemand en français. Je m’en suis sorti en reprenant la note du commissaire qui dit à propos d’Otto qu’“il ne sait pas écrire”. Ce qui est très touchant chez cet homme sans grande instruction et sans culture politique, c’est qu’il a une conscience politique.

Dans le commentaire, vous vous adressez directement à Otto et Elise. Pourquoi ce choix ?

Au début, nous avions écrit un commentaire à la troisième personne. C’est tout à fait à la fin du montage que nous l’avons réécrit en passant au tutoiement. Est-ce légitime ? Peut-être avais-je envie de m’adresser à mon père ? En tout cas, je me sens très proche de ces personnages. C’est mon pays, c’est mon Allemagne, c’est mon être. Mon père, lui, n’a pas eu un comportement héroïque, il s’est juste débrouillé comme il a pu et il l’a payé très cher. Mais ce qui me passionne, c’est la complexité humaine faite de bien et de mal, de courage et de lâcheté. J’espère en tout cas que ce film donne un bon complément au roman de Fallada et qu’il donnera envie de le lire.

Propos recueillis en août 2014 pour Images de la culture n°29.

 

 

[1] Jeder stirbt für sich allein, 1969-1970, 3 épisodes, 314’, de Hans-Joachim Kasprzik, avec Erwin Geschonneck (dans le rôle d’Otto Quangel) et Else Grube-Deister (dans le rôle d’Anna Quangel).

 

 

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