06/09/2011
Littérature sous Weimar
recension
Jacques Durand, Le roman d’actualité sous la République de Weimar, l’Harmattan, Collection Allemagne d’hier et d’aujourd’hui, Paris, 2010.
« La nature doit être traitée en savant, l’histoire en poète. »
Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident, I.
I
C’est tout à fait par hasard que nous avons pris connaissance du livre du Professeur Jacques Durand, lors d’une de nos séances de recherches intensives sur la grande toile autour de notre thème favori : Hans Fallada. Par la consultation du sommaire (merci G***gle !) nous nous sommes vite aperçu que cet ouvrage se devait d’être lu sans plus tarder. Rares en effet sont les études qui traitent de l’histoire par le biais de la littérature, sans tomber dans le piège de l’explication de texte absconde ou de la digression barbante à propos des interférences de la hausse des prix sur la syntaxe grammaticale.
Ce livre vient à point à l’heure où tout – ou presque – semble avoir été analysé à propos de Weimar.
Il manquait seulement une étude d’ensemble sur le point de vue de celles et ceux qui furent les témoins directs et qui, grâce à leur talent de romancier, purent en écrire la chronique, sur le vif.
Le vide est désormais comblé par le travail du professeur Jacques Durand qui nous convie ici en quelque sorte à une visite guidée à travers tous ces romans d’actualité, pour nous montrer leur originalité mais aussi ce qui les rassemble, au-delà des différences de styles ou de point de vue.
Aussi ce livre est-il digne figurer dans toute bonne bibliothèque, que l’on soit chercheur, universitaire patenté, étudiant en littérature, en histoire ou en sociologie, ou tout simplement curieux de tout ce qui touche de près à cette période tumultueuse qu’est la République de Weimar.
*
Dans la longue introduction à l’ouvrage, le Professeur Jacques Durand revient sur les diverses acceptations du terme de « roman d’actualité » (Zeitroman). Nous ne nous étendrons pas ici sur ce développement, qui ne serait qu’une redite maladroite d’un exposé clair et précis. Disons seulement que « le Zeitroman se situe aux antipodes d’une littérature qui tourne le dos au réel ; dans un contexte de troubles politiques, économiques et sociaux, il tente de répondre aux questions que ne manquent pas de se poser ses lecteurs potentiels, il se veut une analyse de l’époque. » (p. 23) (*). Le Zeitroman possède également cette valeur de témoignage qui se révèle d’ailleurs être le point commun de tous les romans étudiés dans le livre du professeur Durand (p. 435). Enfin, et surtout, le roman d’actualité se distingue du roman historique en ceci : l’auteur traite d’une période identique à celle durant laquelle il écrit. « On ne peut parler de roman historique que si la période décrite est différente de la période dans laquelle il vit, cette différence étant marquée par une coupure, un bouleversement, tel un changement de régime, une révolution, le début ou la fin d’une guerre, une crise économique, une nouvelle constitution. » (p. 23).
Si l’ensemble des romans analysés a été publié durant la République de Weimar (1918-1933), certains d’entre eux traitent cependant de la période immédiatement antérieure, à savoir la terrible guerre de 1914-1918 qui se termina pour l’Allemagne par une défaite, une révolution et la chute du régime Wilhelminien, autant d’événements lourds de conséquence dans la vie quotidienne sous la République : récessions économiques, inflation, chômage, agitations politiques – âge des extrêmes, de gauche comme de droite – , occupation étrangères – polonaise en Silésie, française dans la Ruhr –, etc… (1) Mais la limite en aval – 1933 : la prise du pouvoir par Hitler – est toutefois respectée. « C’est ainsi que certains romans de Hans Fallada, l’un des meilleurs observateurs de la République de Weimar, écrits pendant la dictature national-socialiste, ne peuvent plus être considérés comme des romans d’actualité. Ils ont d’abord été rédigés avec la distance nécessaire pour faire d’eux des romans historiques, de plus Fallada, pour être publié, a dû faire quelques concessions au nouveau régime. » (p. 29) (2).
« La guerre, la révolution, la dévaluation de la monnaie allemande avec ses phénomènes secondaires d’une horreur grotesque nous ont appris à tous à penser et à juger de manière extrêmement objective »
Lion Feuchtwanger (3)
Le premier chapitre débute par une présentation du courant de la Nouvelle Objectivité (Die Neue Sachlichkeit) auquel nombre de critiques ont rattaché les romans de Hans Fallada (dans cette manie de toujours coller des étiquettes !). L’auteur précise néanmoins que la Nouvelle Objectivité n’était « ni un mouvement littéraire rassemblant des écrivains formant un cercle fermé (…), ni un groupe présentant des publications communes. » (p. 41). Aussi il pense qu’il serait plus aisé de citer des romans relevant de la Neue Sachlichkeit que de dresser la liste des écrivains relevant de ce courant. Toutefois, il est certain, les auteurs « néo-objectivistes » « veulent rompre avec le roman bourgeois du 19ème et du début du 20ème siècle ; leurs objectifs s’orientent autour de trois idées fondamentales : 1. création d’une littérature purifiée, porteuse de probité politique, 2. volonté de susciter chez les lecteurs potentiels de nouvelles habitudes de lecture, 3. refus du psychologisme. » (p. 43).
La Nouvelle Objectivité, selon le professeur Jacques Durand se caractérise surtout par :
- une nouvelle écriture ;
- un nouveau type de roman inspiré des techniques du reportage (certains auteurs sont ou ont été journalistes : Joseph Roth, Erik Reger, Hans Fallada)
- et la typisation : « Il s’agit de présenter des exemples qui, dans une société de masse, devront être facilement identifiables ».
Au sujet de la « typisation », l’auteur établit ensuite un intéressant parallèle entre la littérature néo-objectiviste et l’art pictural (pp. 56-57), en prenant pour exemple les tableaux du peintre George Grosz et les portraits photographiques de la série Hommes du XXème siècle réalisés par August Sander. (trois œuvres de Grosz et une photographie de Sander sont d’ailleurs reproduites en fin de volume).
Cette première partie se termine par l’analyse du roman de Lion Feuchtwanger Erfolg (Succès – qui n’a hélas pas été, sauf erreur de notre part, traduit en français).
La suite de l’ouvrage traite de différents « romans d’actualité » retenus comme significatifs dans leur genre, selon une classification pertinente :
L’engagement dans l’Histoire
Le roman communiste prolétarien
Les écrivains de la droite anti-démocratique
Le révolutionnaire pacifique (Bernhard Kellermann, Clara Viebig, Oskar Maria Graf)
Le combattant prolétarien (Franz Jung)
L’extrême-droite : les chefs et les membres (Joseph Roth, Ernst Ottwalt – pour une vision de gauche, puis : Ernst von Salomon, Edwin Erich Dwinger, Arnolt Bronnen)
Le spectateur de la révolution (Ernst Glaeser, Erich Maria Remarque, Ludwig Renn)
L’image de la stratification sociale
Les couches supérieures (Felix Wilhelm Beielstein, Erik Reger, Karl Schröder)
Les couches moyennes
- les employés (Karl Schröder, Erich Kästner, Hans Fallada, Irmgard Keun, Rudolf Braune)
- les paysans (Hans Fallada, Adam Scharrer)
Les couches inférieures
- l’ouvrier (Richard Euringer, Erik Reger, Adam Scharrer, Willi Bredel, Hans Marchwitza)
- le chômeur (Albert Klaus, Leonhard Frank, Rudolf Braune)
- les marginaux (Ernst Erich Noth, Georg Fink, Georg Glaser)
Ce travail du Professeur Jacques Durand, une version très légèrement remaniée d’une thèse de Doctorat soutenue à l’Université de Lille III en 1999, est remarquable en ce qu’il offre au lecteur francophone un panorama aussi vaste qu’inédit sur la littérature weimarienne. La trame et l’intrigue de chaque roman est présentée en détail ainsi que le rôle des personnages principaux, voire de certains personnages secondaires. Ce qui permet d’apprécier l’intérêt du roman et d’effectuer des comparaisons, d’en relever les points communs tout en faisant la part de l’originalité de chacun. Inutile de dire que le lecteur non-germanophone éprouvera une certaine frustration de devoir se contenter « d’aussi peu » après avoir été si habilement mis en appétit ! (4).
Les variété des thèmes abordés : écrivains communistes, écrivains anti-démocratiques, révolutionnaires, idéalistes, chefs d’entreprises, employés, paysans, chômeurs, jeunes, délinquants… sont autant de facettes offertes à la vue du lecteur qui peut ainsi, au fil des romans, des intrigues et des aventures vécues par les personnages, prendre le pouls d’une époque, en plongeant directement dans la vie quotidienne de l’Allemagne des années 1920-1930, comme s’il côtoyait les personnages.
C’est d’ailleurs ce qui rend la lecture de l’ouvrage d’autant plus agréable qu’à chaque détour de page, ce sont des personnages attachant que l’on découvre, personnages en proie à des difficultés de tous ordres, des personnages pas toujours en phase avec leur époque, en proies aux inquiétudes liées à la situation économique difficile – voire désastreuse après 1929 – et à un avenir le plus souvent incertain. Rares sont ceux qui échappent à la peur du lendemain. L’inflation, le chômage, la misère tant économique qu’intellectuelle ou morale,… autant de maux qui accablent la République de Weimar, et dont les premières victimes seront ces « petites gens » : ouvriers, chômeurs, paysans, employés, marginaux, prostituées, jeunes désoeuvrés… devenus malgré eux les « héros » de ces romans d’actualité. A cette sombre réalité s’ajoutent, pour ces déclassés, des sollicitations incessantes de la part des partis politiques « extrêmes », invitations à venir grossir leurs rangs et mettre un terme à cette République parlementaire, responsable de tous les maux. KPD et NSDAP rivaliseront de démagogie – surtout après 1929 – pour gagner à eux « les masses », créant ainsi d’inutiles tensions supplémentaires (grèves, bagarres de rues, assassinats politiques, etc).
Les auteurs étudiés dans ce volume sont pour la plupart « engagés » : membres ou sympathisants de partis, de ligues, qu’ils soient de la droite antidémocratique (selon l’expression de Kurt Sontheimer (5)) ou de la gauche prolétarienne. Cela ne nuit certes pas à la valeur de témoignage car, les faits rapportés sont pour l’ensemble fidèles, avec toutes les réserves liées au genre romanesque : chronologie « bousculée » pour les besoins de l’intrigue, personnages fictifs créés à partir d’un ou plusieurs personnages réels – c’est le cas par exemple de Ive dans La Ville, d’Ernst von Salomon, qui réunit dans sa personne l’auteur lui-même et son frère Bruno –, mise en relief de faits marquants, impasse sur les conséquences – comme par exemple dans Levée de fourches de Hans Fallada, l’auteur ne fait aucun allusion au fait que les paysans au terme de leur « révolte » seront sensibles aux sirènes nazies, au point de voter en 1932, dans certaines circonscriptions à plus de 51% pour le NSDAP !
Toutefois, c’est chez les auteurs de la gauche prolétarienne que l’on retrouve sans doute une influence extérieure commune : les consignes du Parti !
Au risque de simplifier, nous dirons que chez les communistes on n’écrit pas de romans pour distraire, mais pour favoriser la prise de conscience de l’exploitation du prolétariat par les capitalistes. Démarche révolutionnaire s’il en est. La citation d’Alfred Kurella, rapportée par l’auteur est à ce titre éloquente : « Pour les écrivains et critiques marxistes la « qualité » n’est pas une catégorie formelle et esthétique, mais une catégorie sociale. Le contenu, la tendance et l’étendue de l’action de la création littéraire à l’intérieur des luttes des classes du présent est le critère décisif pour la qualité. C’est ainsi qu’une rengaine maladroite, qui, reprise par mille personnes, devient un champ de lutte contre la réaction et le fascisme, peut-être à tous égards une plus grande œuvre d’art qu’un sonnet à la forme parfaite de Stefan George. » (in Die Reserven der Proletarisch-revolutionären Literatur in den Kapitalistischen Ländern – Les réserves de la littérature prolétarienne révolutionnaire dans les pays capitalistes – Der rote Aufbau, 2/1931).
Chez les écrivains de la gauche modérée, chez les écrivains nationalistes, aucune influence extérieure aussi marquante n’est à relever. Les influences sont plus diffuses, moins directes : des façons de penser le monde, d’être présent au monde (Weltanschauung) peuvent certes se dégager (on peut évoquer des courants, comme par exemple celui du Nationalisme soldatique, très en vogue dans l’après-guerre), mais aucune consigne n’est donnée de manière aussi méthodique qu’au Parti Communiste.
Ceci étant et au risque de nous répéter, qu’il y ait influence extérieure ou pas, cela ne nuit en rien à la valeur du témoignage lui-même. C’est grâce à l’approche globale qui soutient le travail entrepris par le professeur Durand que ce témoignage, même s’il est « orienté », est remis dans son contexte, confronté aux autres témoins, non dans le but de partager le vrai du faux, mais afin d’offrir cette vue panoramique sur l’actualité de Weimar. Chaque témoignage ici rapporté sert en quelque sorte de caution aux autres. In fine, on peut effectivement affirmer que tous ces auteurs « ont le sentiment de se trouver dans une période transitoire (übergangzeit), ‘’une époque entre les époques’’ (Karl Barth), de vivre dans l’incertitude du lendemain. » (p. 25)
Pour nous, lecteurs du XXIe siècle, force est d’admettre que dans tous les ouvrages étudiés ici, le caractère « d’actualité » est passé au second plan. Aucun de ces romans pris isolément ne peut remplacer les études des historiens sur la période de Weimar. Toutefois, ce qui demeure c’est leur valeur d’instantanés pris sur le vif, de commentaires à chaud d’une actualité riche en bouleversements. En juxtaposant ces romans comme les pièces d’une mosaïque, il est alors possible d’établir la topographie des lieux où autant de « drames » se sont déroulés. La concordance de ces témoignages, même si les points de vue divergent, même si les témoins font partie de groupes que parfois tout oppose (patrons/prolétaires, petits-bourgeois/communistes, nationalistes/pacifistes, etc) garantit le lecteur de tout fourvoiement. Comme si cet ensemble de témoignages hétéroclites finissaient par former un tout cohérent, désormais ouvert à l’analyse.
L’ouvrage de Jacques Durand fera date. Désormais quiconque voudra faire des recherches sur la période de Weimar ne pourra plus s’exonérer de la lecture de ce livre, au risque de passer à côté de ces petits riens qui firent la vie quotidienne de millions d’allemands.
II
Tout au long de cet ouvrage, le professeur Durand fait fréquemment référence à Hans Fallada, en citant de nombreuses sources – ce qui prouve qu’il s’est fortement documenté pour étayer son propos, ce qui mérite d’être salué ici. On compte plus de vingt occurrences du nom de Hans Fallada (sans compter les notes) et deux romans analysés : Kleiner Mann – Was nun ? (1932) et Bauern, Bonzen und Bomben (1931). Ces deux romans ne sont pas traité selon l’ordre chronologique de parution mais selon le plan établit par l’auteur.
On ne présente plus Kleiner Mann – Was Nun ? qui fut LE succès international de Hans Fallada. Ce livre fit l’objet d’adaptations cinématographiques. En Allemagne d’abord, en 1933, avec un film réalisé par Robert Neppach et Fritz Wendhausen sur un scénario de Herbert Selpin et Fritz Wendhausen (6), puis aux Etats-Unis ensuite, en 1934, film réalisé par Frank Borzage – qui rencontra un indéniable succès international, qui contribua, par ricochet, à la renommée mondiale du livre et de son auteur.
Ce roman fut traduit en français dès 1933, chez Gallimard, par Philippe Boegner et Gertrude Titkin, sous le titre de Et puis après ? (7).
Si le professeur Jacques Durand a choisi d’analyser Kleiner Mann – Was nun ?, c’est qu’il illustre parfaitement le roman d’actualité consacré aux classes moyennes, et à cette catégorie si particulière des employés (les cols blancs) qui seront, sans doute, parmi les classes les plus durement touchées par la crise. En effet, si la révolution (1919) a amélioré la situation des travailleurs manuels (par la création de l’assurance chômage notamment), la crise de 1929 a ôté aux couches moyennes la sécurité dans leur existence en les faisant tomber dans la précarité (voir notamment pp. 270-271 où tout ceci est clairement expliqué) (8).
L’auteur montre bien en quoi le roman de Hans Fallada décrit parfaitement la vie quotidienne de l’employé en proie à la vindicte de patrons tout-puissants, constamment menacé de licenciement, à une époque ou la perte d’emploi est synonyme de perte de statut social. Puis il souligne comment Hans Fallada s’éloigne de la réalité en choisissant pour son personnage un refuge dans la vie privée plutôt que dans l’entraîner dans l’action politique.
En fin de compte, Hans Fallada n’apporte pas la réponse à la question posée par le titre de l’ouvrage : « et maintenant ? ». Il envisage plutôt une fuite dans l’idylle qu’une confrontation avec les responsables de la situation. Si le roman évoque la présence des partis politiques « jeunes et collectivistes » (Cf. la citation de Martin Lindner, p. 25), jamais Fallada n’envisage pour son héros Pinneberg une quelconque adhésion à l’un d’entre eux, comme solution à ces soucis (9).
Peut-être appartient-il au lecteur de répondre à la question posée, en imaginant la meilleure suite possible ?
*
Bauern, Bonzen und Bomben paru l’année d’avant a rencontré moins de succès. Le thème choisit sans doute y est pour beaucoup. Comme l’indique le professeur Durand : « (…) il ne faut pas oublier que les romans d’actualité font partie d’une littérature moderne, dont les auteurs (et sans doute aussi leurs lecteurs ! – NDR), dans leur grande majorité, s’enthousiasment pour la technique et éprouvent une fascination pour la grande ville, qui offre la plupart du temps un cadre à leur récit. » (P. 433). Si les membres du monde rural représentent à la fin des années 20 près de 30% de la population, les auteurs continuent de privilégier la figure de l’employé dont le nombre a progressé mais qui, nous venons de le voir, a subi la crise de 1929 de plein fouet (p. 433).
L’ouvrage, qui ne sera traduit en français par Edith Vincent qu’en 1942 (Fernand Sorlot, Coll. les maîtres étrangers, Paris) s’inspire de la révolte des paysans dans le Schleswig-Holstein. Hans Fallada a couvert ces événements pour le compte du General-Anzeiger de Neumünster (10). Dans le roman, il transposera l’intrigue en Poméranie, et dans une ville imaginaire : Altholm.
Dans ce roman, comme dans le suivant, Hans Fallada n’intervient pas ans le récit (même s’il se met en scène sous les traits du journaliste Tredup). Il se contente de narrer les faits, non pas tels qu’ils se sont déroulés dans la réalité, mais tel qu’il a choisi de les présenter. Il montre notamment l’opposition ville-campagne, mais non point en faveur de la campagne comme c’est souvent le cas dans la littérature de terroir. Là comme ailleurs, Fallada ne prend pas parti explicitement, il ne tranche pas. Il montre plutôt les compromissions, les manœuvres des uns qui cherchent à progresser dans la hiérarchie, les basses intrigues des autres pour conserver leurs postes, etc. Toutes ces petites mesquineries d’une petite ville de province.
La situation économique des paysans (souvent ruinés par l’effet conjugué de la hausse des taux d’intérêts et de l’effondrement des prix du bétail) est certes bien restituée, mais finalement c’est surtout autour de la vie à Altholm que tourne la majeure partie du roman. Lorsque les paysans décident du boycott de la ville, ce sont les conséquences sur la vie quotidienne d’Altholm qui sont rapportées.
C’est à n’en point douter le rôle de témoin direct des événements qui a permis à Hans Fallada d’écrire ce Zeitroman réaliste. Bauern, Bonzen un Bomben est aussi le premier véritable roman de Hans Fallada, si l’on exclut les deux premiers, Der Junge Goedeschall (1920) et Anton und Gerda (1923), que l’on peut classer dans la catégorie « pêchés de jeunesse » !
Toutefois, ce premier roman, ainsi que par son activité journalistique, Hans Fallada commencera à se faire connaître. Avec Bauern, Bonzen un Bomben il tient enfin son style et son genre. Ce roman sera suivi de nombreux autres dans lesquels sa façon unique de décrire les « petites gens » sera, au fur et à mesure, de mieux en mieux maîtrisée pour culminer avec le dernier et très beau roman Jeder Stirbt fur Sich Allein.
Alain C. (septembre 2011)
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Notes de la Rédaction
(*) les numéros de page entre parenthèses renvoient au livre du Professeur Durand.
(1) La révolution fut un véritable traumatisme pour beaucoup, notamment chez les jeunes qui avaient vu leurs ainés partir au front. A en juger par l’évocation qu’en fait Bodo Uhse, à la fin de son roman Nous, les fils, (Le Bateau Ivre, 1947) qui raconte la vie d’un groupe d’enfant dans l’Allemagne en guerre : « Révolution, quel mot ! (…) Devant ce mot, on devait assurément trembler ; sa substance était dangereuse, il était foncièrement mauvais jusqu’en son noyau. Il signifiait la fin – simplement la fin, la fin de tout ce qui était, la fin de tout ce que je connaissais, la fin de cette guerre, la fin de l’empire, la fin de nos rêves d’avenir : uniformes, aventures, actions héroïques, décorations et un vie de maîtres. Il signifiait la fin de notre monde, dans lequel nous nous apprêtions justement à pénétrer. »
(2) « concessions » que Rudolf Ditzen dans une lettre datée du 13 février 1934 à Elizabeth Ditzen confirme : « Sur proposition de quelques rédacteurs, nous avons adouci encore quelques passages, j’ai également écrit une petite préface dans laquelle je fais une révérence, pourtant il n’est toutefois pas exclu que le livre soit interdit. » (cité par J. Durand, p. 30).
(3) in Centum Opuscula, 1956, cité par Jacques Durand, (p. 45)
(4) Il est malheureusement à craindre qu’aucun de ces romans soient un jour traduits en français, nous pensons notamment à Erfolg, de Lion Feuchtwanger, O.S. d’Arnolt Bronnen mais aussi à Junge Leute in der Stadt de Rudolf Braune, Schluckebier de Georg Glaser, Ruhe und Ordnung d’Ernst Ottwalt.
(5) Kurt Sontheimer, Antidemokratisches Denken in der Weimarer Republik. Die politischen Ideen des deutschen Nationalismus zwischen 1918 und 1933, München, Nymphenburger Verlagshandlung, 3. Auflage 1962.
(6) Il serait d’ailleurs intéressant d’analyser ce film sortit dans les premières heures de l’Allemagne national-socialiste. Mais en existe-t-il encore seulement des copies ? – avis aux chercheurs !
(7) c’est aussi – soit dit en passant – le titre de notre weblog ! On lira une recension de l’ouvrage signée Eugène Dabit ici.
(8) Zeev Sternhell fera la même analyse – le glissement progressif des classes moyennes vers le prolétariat ou le chômage – pour expliquer le succès de la rhétorique fasciste, puis national-socialiste, auprès de ces classes (in Sternhell, Zeev ; Sznajder, Mario ; Ashéri, Maia : Naissance de l’idéologie fasciste, Paris, Arthème Fayard, 1989).
(9) On peut bien évidemment tracer des parallèles entre Pinneberg et Rudolf Ditzen. Ce dernier, un moment proche du SPD (mais n’était-ce pas surtout par provocation vis-à-vis de son père ?) ne rejoindra jamais le parti nazi ou les institutions officielles du régime, malgré des appels parfois menaçants à ne pas rester ainsi « en marge ». En mai 1945, il sera nommé, par les troupes d’occupations soviétiques, maire de Feldberg (Mecklenburg) pour une période de 18 mois. Ce sera sa seule expérience de la vie politique au sens propre. La fréquentation incessante de l’auteur avec l’alcool et la drogue auront été, en fin de compte, un moyen de ne pas s’attirer trop de sympathie de la part des régimes totalitaires qu’il a connu.
(10) Devenu le journal Die Chronik, dans le roman. Hans Fallada rédigera aussi des articles pour deux hebdomadaires berlinois Das Tage-Buch et Die Weltbühne. Cf. Harry Bergholz, Hans Fallada’s Breakthrough, in The German Quarterly, Vol. 29, No. 1 (Jan, 1956), pp.21-23.
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