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26/09/2010

LEON TOLSTOI ET LES DROGUES

[revu et corrigé : 16-oct-2010]

 « Qui est prédestiné à la boue finit toujours par y rouler »
Hans Fallada, in Gustave-de-Fer, I

 

Le n°31 de la revue (dis)continuité, consacré à la vie nouvelle, propose un intéressant texte de Tolstoï, « Pourquoi les gens se droguent-ils ? »[1] qui s’interroge sur les causes de la consommation de substances enivrantes, non seulement les drogues proprement dites (opium, haschisch, etc) mais aussi alcool et tabac. Ce texte date de 1890, mais reste d’actualité. Il a en outre le mérite de décrire les processus d’obscurcissement de la conscience provoqués par l’usage, même irrégulier, du tabac ou de l’alcool. Dans une note, Tolstoï revient sur une idée récurrente concernant l’usage de l’alcool ou du tabac par les écrivains, artistes, poètes ou autres penseurs : « (…) pourquoi les hommes qui boivent et fument donnent-ils souvent la preuve des plus hautes qualité tant intellectuelles que morales ? La réponse à cette question est que, tout d’abord, nous ne connaissons pas la hauteur que pourraient atteindre ceux qui boivent et fument s’ils ne buvaient ni ne fumaient. De plus, du fait que les hommes forts en esprit aient pu, même en subissant l’effet déprimant de substances enivrantes, produire de grandes choses, nous ne pouvons qu’en déduire qu’ils en         auraient produit d’encore plus grandes s’ils n’avaient pas fait usage de ces drogues. »

Plus loin, Tolstoï rapporte l’anecdote suivante. Le peintre Brjullov[2] corrigea un jour le dessin de l’un de ses élèves en rajoutant seulement quelques traits. L’élève admis que ces quelques traits rajoutés firent que le dessin était devenu tout autre. Brjullov fit alors cette réponse : « L’art commence justement là où commence cet ‘’à peine’’, là où des traits à peine perceptibles produisent de grands changements. »

Mais Tolstoï étend ces ‘’à peine’’ à la vie véritable qui « commence justement là où commence l’‘’à peine’’, là où se produisent justement ces changements infiniment petits qui nous semblent des à peines. » Suivent une illustration par l’exemple du héros de Crimes et Châtiments de Fedor Dostoïevsky : Raskolnikov. Selon Tolstoï, la véritable histoire de Raskolnikov « ne commença pas quand il tua la vieille ou même la sœur de celle-ci », mais « bien alors qu’il n’avait pas encore commencé à agir et qu’il ne faisait que penser ; quand sa conscience était seule à travailler, et en cette conscience les changement de cet ‘’à peine’’ étaient en train de s’accomplir ». Et Léon Tolstoï explique alors l’importance de garder les idées claires : « Et c’est justement en des moments semblables qu’il est particulièrement important, pour la juste solution d’une question qui commence à se dessiner dans la conscience, que les pensées soient et restent claires, et c’est justement alors qu’un seul verre de bière, une seule cigarette fumée, peuvent faire obstacle à la solution de la question, éloigner cette solution, et peuvent étouffer la voix de la conscience et contribuer à une solution qui satisfasse seulement la nature inférieure, animale, de l’homme, comme cela advint justement dans le cas de Raskolnikov. »

Et de nombre de héros des romans de Hans Fallada serions-nous tenté de rajouter !

On sait que la tante de Rudolf, Ada Ditzen, lui enseigna la tradition littéraire humaniste en Europe. Il entra en contact épistolaire avec Romain Rolland (Cf. sur ce site les Lettres à Romain Rolland) et remis, en décembre 1912, un livre sur Léon Tolstoi aux Editions Eugen Diederichs à Iena qui fût refusé par l’éditeur sous le prétexte qu’il n’y avait pas alors de marché pour Tolstoï en Allemagne[3]. En revanche, ce que nous ne savons pas, par contre, c’est si Rudolf Ditzen avait lu le texte de Tolstoï dont nous parlons ici, si ce texte avait sa place dans la vaste bibliothèque du romancier, bibliothèque qui comptait plus de 4000 volumes en 1943 ![4].

Toutefois, ce que décrit Tolstoï dans le passage que nous avons cité, est une clé pour comprendre le fatum qui accable nombre de héros que ce soit Kufalt du Roman du prisonnier, Wolfgang Pagel de Loup parmi les loups, Max Schreyvogel, le narrateur de Petit homme grand homme, ceux de Levée de Fourches (le Docteur Hüpchen notamment[5]), etc. Des héros ordinaires, certes, des gens simples, qui ne pensent pas à mal, mais qui, lentement, sont entraînés malgré eux dans des aventures plus ou moins sordides, admettant eux-mêmes cette fatalité. Il y le désespoir d’abord « A quoi bon rentrer chez soi, s’étendre dans un lit, puiser des forces nouvelles, si c’est pour n’avoir jamais une joie ?[6] » « Mais quand le ciel (…) vous chasse de votre lit, vous prive de sommeil, de l’oubli, seul bonheur qui vous reste, c’est signe que la boue doit retourner à la boue.[7] »

Et bien souvent la cigarette d’abord, l’alcool – la drogue aussi comme dans Le Cauchemar – ensuite aident à oublier… à supporter les passages difficiles de cette existence d’où l’espoir semble s’être enfui. Mais si les descriptions de scènes d’ivresses sont rares (mais toujours poignantes) les héros basculent presque tous après voir consommé cigarette ou alcool, au moment où « l’à peine » dont parlait Tolstoï est au carrefour de l’existence… C’est justement parce que c’est à peine une cigarette, à peine un verre de schnaps, à peine un bock de bière que « l’à peine » de l’existence passe inaperçu, se trouve noyé dans l’halo de fumée ou la vapeur d’alcool. Et c’est par exemple Kufalt, le héros du Roman du prisonnier, qui, dès sa sortie de prison, « avait cependant déjà fait bien des bêtises ». Il prend un taxi parce qu’il ne supporte pas qu’on le regarde, déjeune puis achète des cigarettes, un journal. « Et le pire de tout était le verre de bière qu’il s’était fait servir au déjeuner, quoiqu’il eût abjuré l’alcool. Cinq marks quatre-vingt dix dépensés pour des choses inutiles. [8]» Rendu à la Maison de l’Association de Mission Urbaine, du Pasteur Seidenzopf, celui-ci l’accueille et le met en garde immédiatement : « Vous avez bu de l’alcool, jeune ami. Mais pas beaucoup. Un verre, n’est-ce pas ? Eh bien oui. Mais vous ne devriez plus en boire du tout.[9] » Et cette mise en garde est comme l’annonce de la chute lente du héros qui ne pouvant se rendre à la vie civile se fera une joie de finalement retourner en prison. Une fois en cellule, Kufalt est soulagé.

« C’est bon, cet ordre. Vraiment tout à fait chez lui.

Et Willi Kufalt s’endort doucement, un sourire paisible sur les lèvres[10]. »

Si Rudolf Ditzen a lu les écrits de Léon Tolstoï sur l’usage de l’alcool et ses méfaits, force est de constater qu’il n’a pas su mettre en pratique une quelconque abstinence… Par contre, au fil de ses romans, du moins les plus marquants, Hans Fallada va tenter d’exorciser ce mal, de montrer en quoi la consommation de cigarette, d’alcools, de drogue sont des pis-aller pour oublier une situation difficile et que toujours le héros se trouve en train de glisser sur la pente boueuse.

La confession de Erwin Sommer à l’ouverture du roman Le buveur résonne comme s’il s’agissait de conjurer le mauvais sort qui s’est acharné sur Hans Fallada, comme le souhait de s’en retourner  au paradis perdu, celui d’avant la chute de l’homme dans l’alcool : « Naturellement, je n’ai pas toujours aimé la boisson. Il n’y a même pas très longtemps que j’ai commencé à boire. Autrefois, l’alcool m’écœurait  ; je buvais bien de temps en temps un verre de bière, mais le vin avait un goût acre pour moi, et l’odeur de l’eau-de-vie me rendait malade.[11] »

Rudolf Ditzen ne retournera pas au paradis perdu. Il sombrera dans les affres de la dépendance aux drogues les plus dures. Tolstoï pensait que « on est désormais devenu conscient de ce mal. Dans la conscience un changement s’est déjà produit au sujet de ces substances enivrantes, les hommes ont compris le terrible dommage qu’elles occasionnent et ils commencent à le percevoir, et ce changement imperceptible qui se produit dans la conscience conduira à la libération des hommes de l’usage des substances enivrantes.[12] »

Le drame de Rudolf Ditzen / Hans Fallada aura d’voir pris conscience des terribles dommages provoqués par les substances enivrantes, usage qu’il n’aura de cesse de tenter d’échapper… Mais sans cesse aussi effrayé par la dure réalité de la vie, surtout dans les années d’immédiate après guerre(s) (Cf. l’article sur le blocus en Allemagne (1918-1919)) ou cette aveu fait dans Le cauchemar : « si les stupéfiants avaient été moins rares , les trois-quarts du peuple allemand y eussent cherché le remède à la maladie générale, faite d’apathie et de désespoir [13]»). Balancé entre le renoncement et les rechutes toujours plus dures… il n’eu pas la force d’échapper aux griffes de la dépendance… Mais n’était-ce pas pour lui un moyen de rejoindre, dans la mort, tous les héros de ses romans ?

 

« Et si les choses se passent ainsi à l’heure de ma mort,
 je bénirai ma vie, et je n’aurais pas souffert en vain »
Hans Fallada, Le buveur

 

Alain C. Septembre 2010

 

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Pour commander la revue (Dis)continuité :
Le numéro 30 (345 pages) est une présentation des textes se trouvant dans le numéro 31 (210 pages), il s’intitule Sur Léon Tolstoï, Richard Wagner, Otto Rühle, Theodor Kaczynski et quelques autres.

 Le numéro 31, « Vie nouvelle (2) » comprend donc des textes de Léon Tolstoï, Richard Wagner, Otto Rühle (L’âme de l’enfant prolétarien), un texte de Fernand Kolney, un néo-malthusien, des textes d’une revue S.S., et des textes de Theodor Kaczynski, la plupart de ces textes sont, à notre connaissance, inédits en français.

Le n° 30 coûte 21 € et le n° 31 coûte 19 € (frais de port compris pour la France), les chèques doivent être rédigés au nom de François Bochet et adressés à l’adresse suivante :

François Bochet
Le moulin des chapelles
87 800 Janailhac



[1] L. Tolstoï, Pourquoi les gens se droguent-ils ?, traduit à partir de l’italien par François Bochet, in (Dis)continuité, N°31, Vie nouvelle (2), pp. 1-13. Janailhac, juillet 2010.

[2] Karl Pavlovitch Brioullov (en russe : Карл Павлович Брюллов ; ISO 9 : Karl Pavlovič Brûllov), (12 décembre 1799, Saint-Pétersbourg - 11 juin 1852, Rome), est le premier peintre russe de stature internationale. Il est considéré comme une figure clé dans la transition du néoclassicisme au romantisme en Russie.

[3] Voir Pr. Jenny Williams, More Lives than One. A biography of Hans Fallada. Libris, London, 1998. page 30.

[4] Le Pr. Jenny Williams précise qu’à l’occasion de son cinquantième anniversaire, Rudolf Ditzen reçu en cadeau pas moins de 173 livres ! (op. cit. page 229).

[5] « Il te faut apprendre, docteur ! Il est ignoble d’avoir toujours toute sa tête, quand les autres se saoülent. Ce n’est pas de bonne camaraderie, ce n’est pas convenable. » (Hans Fallada, Levée de fourches, Trad. d’Edith Vincent, Fernand Sorlot, Paris, 1942. Il s’ensuit une scène de débauche ou le pauvre docteur se retrouve entièrement nu !)

[6] Hans Fallada, Gustave-de-Fer 1, Le voyage à Paris, trad. Pierre Vence, Albin Michel, Paris, 1943 (p. 216)

[7] Ibid. p. 218

[8] Hans Fallada, Le roman du prisonnier, Trad. de Philippe Boegner et Gertrude Titkin, Gallimard, Paris, 1939. p. 75.

[9] Ibid. p. 80.

[10] Ibid. p. 374

[11] Hans Fallada, Le Buveur, Albin Michel, Paris, 1952. Trad. de Lucienne Foucrault et Jean Rounault.

[12] L. Tolstoï, Pourquoi les gens se droguent-ils ?

[13] Hans Fallada, Le cauchemar, Le Portulan, Paris, 1947. Trad. d’Edith Vincent. p. 143

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