test

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

08/09/2007

PREFACE A "VIEUX COEUR EN VOYAGE"

4d2f62791b749c68146a30a3ae1e6003.jpgPréface à Vieux coeur en voyage,
par Alphonse de Chateaubriant
(1)


Il arrive quelquefois que les romanciers, en écrivant une histoire, ne l’écrivent ni assez pour s’oublier eux-mêmes, ni assez pour se faire oublier du public. Ce n’est pas un paradoxe, car ils ont presque toujours un talent magnifique ; mais l’on sent que si ce talent est devenu incontestablement hors de pair dans la virtuosité, c’est souvent qu’il a trouvé dans ce qui n’est pas l’oubli de soi, mais le besoin et le désir de tirer de soi une manière de petite lettre de recommandation, un excitant qui selon une norme particulière, les a fait pousser un peu dru et fort en feuilles, et peut-être plus pour répondre aux besoins d’une génération gourmande, qu’au désir infiniment sacré de leur propre génie. L’œuvre s’en ressent, selon la main sous laquelle elle tombe, mais principalement si elle tombe sous la main d’un vieil homme qui a eu le temps et le bonheur de faire le tri de sa moisson, de serrer le bon grain à part de l’ivraie et le purement illusoire de ce qui vaut la peine d’être appelé la vérité, et qui, après cela, ne disposant pour finir sa vie que d’un temps très court et d’autant plus précieux, est bien tenté de s’écrier devant un roman qu’on lui tend : « Au diable le roman ! Oui, qu’il s’en aille au diable, le roman ! Comme tromperie, la vie suffit bien! »
On voit sans doute que le signataire de ces lignes n’était pas précisement le critique bien disposé auquel on pouvait, les yeux fermés, s’adresser, pour tirer de lui le préfacier obligeant d’un livre appartenant à la catégorie des œuvres d’imagination !...
Eh bien, engagé dans cette mauvaise disposition et peu disposé pour faire honneur à cette offre à combattre sa paresse, il a bien failli laisser passer l’un des plus charmants plaisirs qui lui aient été depuis longtemps dispensés par un livre.
Il le dit tout net : il a été charmé. Il se demande même maintenant avec inquiétude, s’il lui sera possible pour justifier la confiance qu’on a mise en lui, de trouver quelques mots justes, faits pour donner à sentir au public français combien le nom de Hans Fallada est le nom d’une charmante avenue humaine, le nom d’un très séduisant pays d’aventure, celui d’un délicieux jardin enchanté.
Voici quelques-unes des notes venues sous le crayon dès les premières pages. Ce sera moins gourmé que des phrases arrangées et en ordre :
« Tout de suite atmosphère – tout de suite un jour clair – dessin rapide, immédiatement attachant. Ecrit avec le sens du roman, un sens supérieur des préparations – c’est-à-dire un respect haut placé de ce que le lecteur a besoin de savoir pour être immédiatement plongé dans l’état nécessaire, celui d’une ardente curiosité. »
Il s’agit tout d’abord d’un vieux professeur, qu’ont pétri sous ces vieilles boucles toutes les grâces infinies de la bonté : « Ces longues années de vie scolaire avaient peu à peu fait naître en son cœur un véritable amour pour les enfants qu’il voyait grandir. »
Ce professeur se nomme Gotthold Kittguss.
Et retenez maintenant la façon dont ce vieux doux rêveur, Gotthold Kittguss fait la rencontre qui va tout amorcer.
« L’après-midi de ce début d’octobre était calme et ensoleillé. Cependant, quand le professeur Kittguss, le long des haies bordant le chemin faisait s’envoler un oiseau, le battement des ailes jonchait le sol d’une quantité de feuilles rouges et dorées.
Perdu dans ses réflexions, le vieux maître cheminait lentement. De temps en temps, il s’arrêtait, posait sa valise, épongeait la sueur qu’un effort inaccoutumé faisait perler à son front et consultait sa montre.
A peine venait-il de constater qu’il marchait depuis deux heures et demie, qu’il aperçut entre les branches d’un buisson, comme un fruit, un visage d’enfant, rustique et rouge, couronné d’une crinière blonde parfaitement hirsute. Ce visage l’eximinait.
- Dis-moi, mon fils, demanda-t-il, combien de temps dois-je encore marcher pour arriver à Unsadel ?
- Ne cherchez pas Rose-Marie, souffla l’enfant d’un ton pressant, mais louez une chambre chez Paulus Schliecker.
- Petit, appela le professeur. Cher Petit, attends… mais le petit, cher ou non, avait déjà disparu… »

N’est-ce pas charmant ? N’est-ce pas là le ton d’une miniature médiévale, peinte rouge, bleue et or ?
Vous avez là l’atmosphère. Une certaine atmosphère de mystère, qui a pour propriété de mettre en relief et de jeter dans l’air respirable, un aspect nouveau, entre nuit et jour, de la nature et des êtres.
Le vieux professeur Kittguss a autrefois quitté la ville où il enseignait et il s’est retiré dans une lointaine province où il se livre à la science. Mais quelques temps après son départ, son fidèle ami Tûrke, ayant eu une petite fille, a inscrit son vieil ami comme parrain sur les registres de la paroisse et il l’a invité à quitter ses travaux pour venir dans le presbytère de campagne « admirer sa filleule ». C’était bien tentant de partir ! Et le Professeur Kittguss était resté bien longtemps après la lecture de cette lettre plongé dans ce rêve de départ ! Il avait l’intention du moins de répondre sans tarder, mais d’autres papiers avaient retenu son attention. Et seize ans durant, la lettre demeura sans réponse, oubliée, tout comme le monde extérieur, qui restait sans le moindre signe de vie du professeur et de lui totalement ignoré.
Encore une fois, vous avez l’atmosphère…
Et voici : un jour, le professeur voit entrer chez lui un jeune garçon à la figure et à la tournure d’un innocent, lui apportant d’une lointaine campagne, un billet écrit sur une page de cahier de classe arrachée, et le vieux professeur lut : « Cher Parrain, chez nous, à Unsadel, il est un dicton : un Gau est une brute, mais un Schliecker est un voleur ! J’ai d’abord été battue chez les Gau, à présent les Schliecker veulent me dépouiller de mon héritage. Tu as prédit à mon cher père – Dieu ait son âme ! – que je vivrais des temps merveilleux. Ne veux-tu pas venir t’occuper de moi ? C’est très pressé !... (Matthieu 7-7.) Ta Rose-Marie.
Rose-Marie est la filleule qu’il n’a jamais vue. Et l’âme exquise du vieux professeur est envahie par l’émotion et il décide de se rendre à cet appel. Il part, il arrive. Il arrive là-bas où se trouve sa filleule, chez les Schliecker, paysans rapaces, qui servent de tuteurs à la jeune fille et multiplient autour d’elle pour absorber son bien, tous les pièges que leur inspire leur ruse. La petite se défend comme elle peut. C’est une vraie petite Rose-Marie – car voici ce qu’à propos d’elle l’auteur de ces lignes trouve dans ses propres notes : « Petite âme devinante et légère, comme une rose de Mai ; jolie et courageuse sagesse d’une charmante petite « mère éternelle ».
Le romancier l’appelle quelque part : « La souveraine du Royaume des enfants d’Unsadel. » Unsadel, c’est-à-dire, en langue allemande, notre noblesse.
Je ne vous raconterai pas l’histoire, ce serait un crime. Je ne suis pas ce mille-pattes bizarre et déchiqueteur qui s’appelle un critique dans la chose littéraire, et je ne vous raconterai pas l’histoire, pour la bonne raison que Fallada la raconte à sa manière, qui est beaucoup meilleure. Cette manière et celle d’un vivant constructeur d’aventures spirituelles sachant enclore dans son édifice cette petite lueur enivrante qui fait que sa maison bâtie reste maison pour vivants et « ne devient pas un tas de pierres ».
La grande histoire, ce sont toutes les péripéties par lesquelles passe Rose-Marie, aidée de son parrain, pour parvenir, après bien des épreuves, à la liberté et au bonheur. Et ceci reçoit tout son sens du fait que le combat est mené entre deux humanités qui n’ont point même consonnance : d’une part, les enfants, Rose-Marie, souveraine d’Unsadel et la troupe chevaleresque des jeunes garçons endiablés qui la suivent, forts de leur charmante justice pleine de feu, et ceux que nous appelons « les grandes personnes », qui ne sont plus, comme vous le savez depuis longtemps par vous-mêmes, que bois durci, qu’égoïsme, indifférence et mauvaises passions incoercibles…
Oui, selon Fallada, les grandes personnes sont vraiment, au-dessus des enfants, de mauvais dieux incompréhensifs qui abusent de leur fausse et ignorantissime puissance !
D’un côté, finesse, sincérité, intelligence protectrice, fierté et courage, et de l’autre…
 - Pouah ! ces grandes personnes ! songeait un soir Rose-Marie, en tisonnant rageusement dans le feu. Pouah !
 - Oui ! c’est horrible, songe-t-elle un autre jour, d’observer des hommes quand ils se croient seuls !
 - Ah oui, dit un de ses petits amis à Rose-Marie, ton plan avec les grandes personnes ! Tu seras joliment refaite si tu te commets avec eux !
Une charmante légende humaine, et cette légende qui a toutes les allures d’un récit qui dit vrai. Vérité et poésie. Vérité plus vraie lorsqu’elle est poésie et lorsque le drame prend ainsi les allures d’un libre conte. C’est nous qui faussons les choses, quand nous répudions la musique intime qui se joue toujours au fond de nous, même dans notre misère ; car tu n’es jamais médiocre si tu  ne refuses pas d’entendre cette musique.
L’homme qui a écrit ces touchantes pages de rêve est un homme capable, sans s’occuper de l’opinion de ses semblables, de vivre une vie double, capable de s’asseoir à une table, avec un grand pot de tabac, et, ayant fermé sa porte, de regarder fixement, pendant un temps qui ne finit pas, dans un beau vide rempli du vol des Anges. Il est poète, poète et poète. « Il dit et tout au long de sa parole, quelque chose de chaud et de douillet se met à grouiller, telle une rumeur agitée de nids d’oiseaux au cœur des buissons. »
Cela m’a rappelé quelquefois l’art des Schattenbilder (des ombres-images) comme en a dessiné avec tant de talent Rudolf Koch. C’est souvent le même esprit de finesse dans les silhouettes, le même délicieux réalisme. Tout y est, dans ces dessins, observation parfaite, jusque dans la vérité saisissante des roulettes du mouton de carton laineux qui traîne dans la chambre aux enfants après l’heure du jeu.
Oui, tous les détails, délicieusement aimés avec justesse et une sûreté de plume qui ne se trompe pas d’une ligne, pas d’une courbe, pas d’un accent, entre la tendresse et l’humour.
Oh ! Que la France aurait de joie à se retrouver toute elle-même dans le total plaisir libre qu’elle prendrait à goûter sans ombrage ni soupçon ces saveurs ! Mais c’est là un sujet dans lequel aujourd’hui je ne veux pas m’embarquer.
Et voici le ton !
« Les vieux chevaux n’avaient pas l’air mécontents ; ils trottaient gaiement dans la campagne et les occupants de la carriole se sentaient l’âme légère. »
Les personnages y sont « croqués » dans leur formule essentielle : « Elle connaissait son principal défaut : une impatience fébrile qui la poussait à commettre des erreurs plutôt que d’attendre posément avant d’agir. »
Et des portraits, comme à la Rudolf Koch, toujours, en quinze mots :
« C’était le plus riche des paysans des alentours, un mètre quatre-vingt-six, deux quintaux, tel il était, assis derrière sa table de bois blanc. »
On sent à cette netteté de vision qu’on se rapproche ici, quant au point sur la carte, du pinceau des vieux maîtres du roman russe.
L'écrivain Hans Fallada est né en 1893, à Greiswald (forêt grise, ce qui veut sans doute dire forêt brumeuse) dans le Mecklembourg, pays de grandes dunes sablonneuses, coupées de beaucoup de lacs mélancoliques.
Son père était magistrat. Il eut d'abord, parce qu'il était assez maladif, une jeunesse rêveuse et toute isolée au cours de laquelle ses abondantes lectures lui développèrent l'imagination. Ayant échoué à tout ses examens de fin d'étude, il fut mis par ses parents au travail de
la terre. Or , la terre lui fut une révélation exaltante et grandiose car, là, il ne rêvait plus jamais. Il apprenait avec ferveur tout ce qui regardait la vie des champs. Cependant, des obstacles venant de son tempérament dénué d'autorité, l'obligèrent à renoncer aux fonctions d'inspecteur des domaines, et il fut, par cet échec, de nouveau relancé dans la vie cruelle ; il dût s'acquitter pour gagner son existence, de pénibles et
dures tâches. Mais ces années furent pour lui riches de fructueuses expériences qui se changèrent en un trésor le jour où il leur fit appel pour écrire des livres.
Ses livres ont d'ailleurs fortement attiré l'attention du grand public. En 1931, parut de lui le puissant roman "Paysans, bonzes et bombes", puis suivit son livre célèbre "Petit homme, et maintenant", ensuite un autre roman "Celui qui a mangé une fois dans l'écuelle de fer blanc". En 1934, "Nous avons eu un enfant" (2) et plus tard "Loup parmi les loups" traduit à
la Librairie Albin Michel et dont la presse française a parlé avec beaucoup de considération et
de pertinence".
J’ai sous les yeux la biographie détaillée de Hans Fallada qu’on m’a fait tenir pour cette circonstance et qui, sous la signature de Félis Riemkasten s’exprime d’une manière si heureuse et si délicatement intelligente que je ne résiste pas à finir par là ce que j’ai essayé de dire moi-même :
Fallada, dit cette note, ne se préoccupe pas de théories ; les cafés de littérateurs ne l'intéressent pas. C'est un homme des champs et il vit au Mecklembourg dans un très petit village. Il mène là une existence
de paysan et met son point d'honneur à produire ponctuellement les tout meilleurs fruits et les tout meilleurs légumes. Sa tâche est de pouvoir bien écouter sans parler lui-même beaucoup. C'est ainsi que s'ouvrent à lui âmes et destinées, mais se découvrent aussi ruses et stratagèmes, grandeurs et petitesses, tout ce qui  est humain en un mot; et cela se rassemble en lui et il le crée en forgeron qui forge de la vie. Il a le don de pêcher de la grâce et
de la beauté dans la mer de la bassesse quotidienne, grande et petite, et il sait aussi ce que la faim et la peur peuvent faire d'un homme, en dépit des meilleures intentions et des meilleurs desseins. Personne n'égale Fallada pour écrire sur la campagne et les paysans. Il n'écrit en tout cas pas suivant une formule. Il n'embellit rien dans ses livres, il ne nous ment pas, ne nous dit pas que le monde et la vie sont de toute beauté. Et, très probablement, c'est précisément parce qu'il en sait tant sur le monde qu'il a parfois détourné son regard du monde pour le porter sur le beau monde des enfants, le monde indépendant du monde. Les histoires d'enfant sont toujours la silencieuse exploration d'un domaine secret qui ne connaît pas encore les folles règles du jeu du monde des grands. Seule la belle aurore aux doigts de rose de la vie qui commence est là."
J’aurais voulu savoir dire aussi bien ; et c’est pourquoi j’ai voulu terminer par ce beau jugement. Je veux seulement ajouter, ce qui importe particulièrement, que ce livre de « Vieux Cœur en Voyage » m’a réconcilié avec toutes les belles histoires et que je me promets bien maintenant de lire des romans, qui, comme celui-ci, soient pour nous un rayon de soleil.

ALPHONSE DE CHATEAUBRIANT (1941)

Notes de la Rédaction :

1 - Alphonse de Chateaubriant (1877-1951) reçu le Prix Goncourt en 1911 pour son roman Monsieur des Lourdines. Selon son biographe, L.A. Maugendre, c’est Romain Rolland qui apprendra à Chateaubriant « à écrire chaque soir, non seulement pour s’obliger à faire, la plume à la main, le récit de sa journée, mais surtout pour tenter de démêler son moi le plus profond, de découvrir les premières ondes reçues devant un spectacle, un événement, et cela avant toute élaboration, toute interprétation susceptible de donner naissance à un ouvrage organisé ».
Coïncidence ? Romain Rolland et Hans Fallada correspondront (en 1912). On consultera à ce sujet l’article de Jean Full, paru dans Recherches Germaniques N°3 (1973) : Hans Fallada et Romain Rolland. Trois lettres inédites de Hans Fallada (1912).
Rudolf Ditzen proposera à Alphonse de Chateaubriant de traduire Monsieur des Lourdines mais le projet n’aboutira pas, l’ambiance n’étant pas favorable à la traduction de roman français à cette époque en Allemagne (cf. Jenny Williams, More Lives than One, London, Libris, 1998, note 3, p. 272).

Sur Alphonse de Chateaubriand, la meilleure biographie reste celle de L.-A. Maugendre : Alphonse de Chateaubriant (1877-1951), André Bonne, s.l., 1977.

2 – les titres exacts, dans leur traduction française, sont respectivement : « Levée de Fourches » ; « Et puis après ? » ; « Le roman du prisonnier » et « Nous avions un enfant ». Pour plus d’information, consulter notre bibliographie française.

AC