18/08/2007
Un conte de Hans Fallada
PIERRE-QUI-BAFOUILLE
par Hans Fallada
Il était une fois un petit garçon qui n'était pas si petit que cela et qui s'appelait Pierre. Mais dans tout le village on l'appelait Pierre-qui-bafouille, parce qu'il ne parlait jamais clairement ni distinctement. Il avait toujours l'air d'avoir de la bouillie dans la bouche. Son papa et sa maman lui répétaient cent fois par jour : « Pierre, parle clairement ». Pierre continuait à bafouiller, cela lui était bien égal que les gens le comprissent ou ne le comprissent pas.
Un jour où les enfants avaient congé parce que le maître était malade, Pierre aurait bien aimé aller jouer. Mais sa mère lui dit : « Pierre, je veux faire des galettes à la confiture, aujourd'hui. Va chez Möbins, l'épicier, et rapporte-moi une livre de marmelade de prunes. »
Elle lui tendit un pot, de l'argent, et Pierre s'en alla.
Il ne se pressait pas et quand il arriva au croisement où la route de Drewolke tourne à gauche et celle de Gooren à droite, il s'arrêta. Une auto arrivait derrière lui. Au volant se trouvait un homme à la barbe rouge, qui ralentit en voyant Pierre et cria :
« Petit, je suis le docteur et je vais voir une femme malade à Gooren. Est-ce bien de ce côté ? »
Et l'homme montra le chemin de Drewolke.
« C'est la route de Drewolke », dit Pierre-qui-bafouille.
Le docteur, qui n'avait rien compris à son bafouillage, répondit :
« Je le pensais bien », et, donnant plein gaz, roula à toute allure vers Drewolke, alors qu'il voulait aller à Gooren.
« En voilà une histoire ! pensa le petit garçon, mais je n'y suis pour rien ».
Et il regarda filer l'auto jusqu'à ce que le dernier nuage de poussière se fût dispersé.
Puis il reprit son chemin.
A peine avait-il fait cinquante ou soixante pas qu'il rencontra la femme du maire qui était très pressée.
En passant elle cria : « Pierre, je vais chez ton père. Est-il chez lui ? »
Pierre bafouilla : « Papa est sorti. »
Mais Mme la mairesse comprit : « Papa est chez lui ».
« Très bien, dit-elle, je vais le voir. » Et elle se mit à courir.
Pierre-qui-bafouille la vit disparaître. « Encore une histoire, pensa-t-il, mais je n'y suis pour rien ! »
Poursuivant sa route, il passa devant une grange au toit recouvert de chaume. Un ouvrier sur une échelle était occupé à boucher les trous avec de la paille. Pierre s'arrêta et le regarda travailler.
Tout à coup, il aperçut un taureau qui s'était échappé et courait droit sur l'échelle.
« Attention ! cria Pierre-qui-bafouille, le taureau arrive ! » Et il se cacha derrière le mur.
« Quoi? cria le couvreur, le patron arrive? Justement j'ai à lui parler ! » Et il se mit à descendre.
Mais le taureau fonça sur l'échelle, qui tomba. L'ouvrier se serait fait très mal si, dans sa chute, il n'avait attrapé une des branches du tilleul à laquelle il resta suspendu en criant.
Devant ce spectacle, Pierre eut très peur et s'enfuit. Tout en courant il songeait : « En voilà une histoire ! mais je n'y suis pour rien ! »
Passant au bord d'une haie, il s'entendit héler. C'était un vieux mendiant qui lui dit :
« Petit, n'as-tu rien à me donner à boire dans ton pot ? »
Pierre bafouilla : « Dans mon pot, il n'y a rien... »
Furieux, le mendiant cria : « Je ne suis pas un vaurien. »
— Rien, il n'y a rien, rien, répéta Pierre effrayé.
— Vaurien, vaurien, attends un peu, hurla le mendiant de plus en plus en colère ; tu vas recevoir une tripotée ! »
Pierre se sauva, le mendiant courut après lui.
Tout en courant Pierre repétait : « J'ai dit qu'il n'y avait rien ! »
— Je te défends de dire : vaurien », cria le mendiant.
Pierre buta sur une pierre :
« Mon pot ! s'écria-t-il.
— Oui ! une tripotée », dit le mendiant arrivant sur lui.
Attiré par les cris, le maître d'école se mit à la fenêtre :
« Laissez cet enfant tranquille », dit-il au mendiant qui s'en alla, car il avait peur du maître.
« Pierre, viens ici », dit celui-ci.
Tout gémissant, Pierre s'approcha de la fenêtre ; il tenait l'anse du pot... sans pot, hélas !... d'une main et, de l'autre, son argent.
« Ton pot est cassé ? demanda le maître d'école.
— C'était pour de la confiture, pleurnicha Pierre.
— Tu as quelque chose à la figure ? interrogea le maître.
— De la confiture, répéta Pierre en pleurant.
— Allons, viens, montre-moi ta figure, fit le maître impatienté.
— Confiture ! cria Pierre.
— Si tu ne me montres pas immédiatement ta figure, Pierre, tu auras une paire de gifles !
Et Pierre dut montrer sa figure, bien qu'elle n'eût rien du tout.
« Allons, ce n'est pas terrible, dit le maître. Va doucement et fais attention aux pierres pour ne plus tomber.
— Oui, monsieur, répondit sagement l'enfant.
— Pierre, ne bafouille pas ! dit sévèrement le maître. J'ai compris : compte là-dessus. »
II ferma la croisée, et Pierre continua son chemin, songeant mélancoliquement : « Le pot est cassé, mais je n'y suis pour rien ! »
Enfin il arriva devant le magasin de M. Möbins. Celui-ci était sorti, et sa vieille mère, sourde, tricotait des bas devant la fenêtre du magasin pour mieux voir ce qui se passait dans le village. Pierre, qui savait combien la vieille femme entendait mal, se dit :
« Attention, parlons distinctement, sinon je n'aurai pas de confiture. »
Et il cria aussi fort qu'il put :
— Je voudrais une demi-livre de marmelade.
— Mon Dieu ! fit la vieille femme en sursautant, car elle n'avait pas entendu la sonnette du magasin, mon Dieu ! qui est malade ?
— Une demi-livre de marmelade de prunes, cria Pierre-qui-bafouille, encore plus fort.
— Comment dis-tu ? demanda la vieille femme en mettant sa main en cornet devant son oreille.
— Marmelade de prunes, rugit Pierre en montrant son argent.
— Que veut-il ? marmotta la vieille femme. Je comprends toujours : Madame est brune!
— Mar-me-la-de - de - pru-nes », hurla Pierre si fort que les vitres en tremblèrent.
Mais la vieille femme secoua la tête.
« Petit, dit-elle, tu cries très fort, mais tu bafouilles trop.
Ecoute, viens derrière le comptoir et montre-moi ce que tu veux. Je pèserai ensuite. »
Et, prenant les pièces de monnaie, elle fit passer l'enfant dans l'arrière-boutique.
Pierre se trouva, comme un véritable marchand, dans un vrai magasin. Partout des tiroirs avec de petites étiquettes et il savait suffisamment lire pour reconnaître ce qu'il y avait dans les tiroirs. Il se détourna du sel et de la farine, mais s'arrêta longuement devant le sucre, les amandes, les raisins secs, et son cœur se mit à battre plus vite.
Sous les tiroirs il y avait des quantités de pots et de tonnelets sur lesquels était inscrit: « Betteraves au vinaigre », « Graisse », « Sirop », « Marmelade de prunes ! » Pierre détourna les yeux et... tout juste... son regard tomba sur ce qu'il cherchait depuis longtemps... Deux grands bocaux pleins de bonbons !
Pierre les contempla avec des yeux qui lui sortaient de la tête, serrant toujours l'anse de son pot dans sa main crispée, et songea :
« Mon Dieu ! si j'achetais des bonbons à la place de confiture, j'en aurais beaucoup avec tout l'argent que j'ai... et je pourrais au moins en manger une fois autant que je le voudrais. A midi, je n'aurais plus faim pour des galettes à la confiture !... »
Pendant que Pierre ruminait ainsi des pensées coupables, la vieille femme s'impatientait :
« Voyons, petit, n'as-tu pas encore trouvé ce que tu veux ? »
Pierre dit alors très haut: « Marmelade de prunes », et montra les bocaux de bonbons du doigt. A part lui, il pensait :
« De cette façon, je ne mentirai pas ; j'ai demandé de la marmelade de prunes et Mme Möbins m'a donné des bonbons. Je n'y suis pour rien ! »
« Ah ! tu veux des bonbons, dit la vieille femme. C'est drôle, je n'avais pas compris. Tu es un vrai bafouilleur. »
Et, mettant dans un cornet des caramels et dans l'autre des bonbons acidulés, elle les lui tendit :
« Au revoir, petit, ne t'abîme pas l'estomac ! »
Pierre mit les cornets dans ses poches, bafouilla : « Au revoir » et sortit du magasin. Il n'avait pas la conscience tranquille. Que dirait maman ? Il pouvait se l'imaginer ! Et que ferait papa ?... Il le sentait déjà !... Mais, entêté, il songea : « Je n'ai pas menti. Si elle m'a donné des bonbons à la place de confiture, je n'y suis pour rien ! »
Ce qui était bien certain, par exemple, c'est qu'il fallait manger tous les bonbons avant de rentrer à la maison, sinon maman les prendrait et ne lui en donnerait qu'un ou deux par jour. Enfilant la rue principale du village, il se dépêcha de passer devant la maison du maître de peur que celui-ci ne l'appelât.
Quand Pierre fut sur la route tranquille et déserte du cimetière, hop !...
il sauta par-dessus le petit mur et s'installa à l'ombre d'un gros buisson. S'asseyant sur une antique pierre tombale, il sortit de sa poche le cornet de caramels, puis celui de bonbons acidulés, les remplaça par l'anse cassée et, très heureux, se mit en devoir d'aligner tous les bonbons sur la pierre afin de les compter.
Il en était au numéro cent cinquante-six et se réjouissait d'avoir un tel nombre de bonbons à croquer, quand le buisson s'agita.
Pierre, effrayé — malgré sa joie il n'avait pas la conscience tranquille — sursauta !
Les branches s'écartèrent pour livrer passage à Alfred Thode, le plus grand garçon de l'école et le plus fort aussi.
— Quelle masse de bonbons, Pierre! s'écria-t-il.
— Ils ne sont pas à moi, répondit Pierre très anxieux, car il avait peur qu'Alfred ne s'en emparât.
— Espèce de Pierre-qui-bafouille ! reprit Alfred en riant. Je vois bien que ce ne sont pas des noix... Fais voir !
— Non, non, cria Pierre. Je n'en donne pas... Je serai battu à la maison à cause d'eux et je veux tous les manger !
— Bien sûr, nous allons tous les manger », dit Alfred en éclatant de rire.
Il prit une poignée de bonbons et la fourra dans sa bouche.
« Fameux, Pierre ! en veux-tu un? » Et il lui en tendit un tout petit, misérable !
C'en était trop. Pierre se mit à hurler :
« Au secours ! au secours ! au voleur !
— Qui appelle au secours ? fit une voix venant du cimetière. »
Un visage parut entre les branchages. C'était l'ouvrier couvreur qui avait failli tomber de l'échelle tout à l'heure. A peine eut-il vu Pierre qu'il s'écria :
— C'est toi l'horrible gamin qui m'a fait descendre quand le taureau arrivait ! attends un peu, je vais te corriger ! »
II se précipita sur Pierre qui prit fa fuite, abandonnant ses chers bonbons au grand Alfred. L'ouvrier, encore endolori par sa chute, courait tant bien que mal derrière lui en criant :
« Vaurien, tu ne perdras rien pour attendre, va !... »
Le mendiant entendit ces cris, vit Pierre qui se sauvait, le reconnut et se joignit à la poursuite, non sans ramasser quelques pierres qu'il lançait dans le dos du fuyard.
La route du cimetière descendait. Pierre fendait l'air comme un boulet de canon. Au bas du chemin, Mme la mairesse tournait le coin. Sans pouvoir s'arrêter, Pierre la heurta en plein. La bonne dame, toute rondelette, tomba assise, les jambes en l'air, et Pierre sur elle.
Il se serait volontiers reposé un instant, mais le mendiant et l'ouvrier approchaient. Il fallait repartir. Mme la mairesse courait entre les deux hommes. Pierre tirait la langue, il ne pouvait plus respirer, mais il apercevait la maison de sa mère : « Chez maman, vite, chez maman ! » pensa-t-il.
Au même instant apparut, dans un nuage de poussière, l'automobile conduite par le docteur.
« Ah ! te voilà, maudit gamin, qui m'as envoyé à Drewolke quand je voulais aller à Gooren ! Attends que je t'attrape ! »
Pierre était heureusement bon coureur et allait presque aussi vite que l'auto ; heureusement aussi la maison était proche.
La maman de Pierre se tenait sur le seuil. Pierre se précipita sur elle :
« Maman, ils veulent me battre...
— Oui, eh bien ! je les y aiderai ! dit la maman très en colère.
Voilà deux heures que j'attends ma confiture de prunes. « Vlan... une gifle. Où est la marmelade ?
— Le pot est cassé ! dit Pierre en tirant l'anse de sa poche.
— Mon beau pot de grès ! » s'écria la mère. Vlan... une seconde gifle. « Ma demi-livre de confiture ! » Vlan... une troisième...
« C'est bien fait, cria le docteur. Il m'a envoyé à Drewolke au lieu de Gooren. A mon tour, puis-je ?...
— Si vous voulez, dit la mère ; il a bafouillé, c'est sûr !
— Tant pis, fit le docteur.
Tiens ! tu auras un soufflet de ma part.
— Il m'a traité de vaurien, dit le mendiant.
— Il m'a fait tomber de l'échelle ! gronda l'ouvrier.
— Il m'a menti en disant que son père était à la maison et il m'a fait tomber ! s'écria Mme la mairesse.
— Pierre, dit le père qui rentrait chez lui, Mme Möbins vient de me raconter que tu as acheté deux cornets de bonbons... avec quel argent, je te prie ? »
Oh ! si Pierre avait pu se cacher dans un trou de souris! Mais c'était impossible!.
Le papa empoigna son fils par le bras et... ce qui se passa entre eux... tout le monde peut le deviner ! De toute la soirée, Pierre ne put pas s'asseoir et, la nuit, il dut dormir couché sur le ventre... le bas de son dos lui faisait trop mal !
Et cependant, malgré toutes ces tristes expériences et malgré la correction qui les suivit, Pierre n'était pas encore complètement guéri de son bafouillage !
Le lendemain, pendant la récréation, il se dirigea vers le grand Alfred et lui demanda hardiment :
« Rends-moi mes bonbons! »
Le grand Alfred le regarda d'un air furieux et démanda :
« Combien y en avait-il ? »
— Cent cjnquante-six ! répondit Pierre-qui-bafouille, heureux à la pensée de retrouver ses bonbons.
— Sais-tu ? grogna le grand Alfred. J'ai mangé tes cent cinquante-six bonbons et j'ai été malade toute la nuit. Aussi vas-tu recevoir une gifle pour chaque bonbon ! Et poum !... et vlan !... une... deux... trois... quatre....
— Je n'en veux plus ! gémit Pierre-qui-bafouille.
— Ah ! tu en veux plus ? comprit le grand Alfred... Cinq... six... sept... huit... !
— S'il te plaît, je n'en veux plus ! » dit Pierre-qui-bafouille d'une voix claire et nette.
Le grand Alfred comprit immédiatement et le lâcha.
De ce jour, Pierre-qui-bafouille ne bafouilla plus !
par Hans Fallada
Il était une fois un petit garçon qui n'était pas si petit que cela et qui s'appelait Pierre. Mais dans tout le village on l'appelait Pierre-qui-bafouille, parce qu'il ne parlait jamais clairement ni distinctement. Il avait toujours l'air d'avoir de la bouillie dans la bouche. Son papa et sa maman lui répétaient cent fois par jour : « Pierre, parle clairement ». Pierre continuait à bafouiller, cela lui était bien égal que les gens le comprissent ou ne le comprissent pas.
Un jour où les enfants avaient congé parce que le maître était malade, Pierre aurait bien aimé aller jouer. Mais sa mère lui dit : « Pierre, je veux faire des galettes à la confiture, aujourd'hui. Va chez Möbins, l'épicier, et rapporte-moi une livre de marmelade de prunes. »
Elle lui tendit un pot, de l'argent, et Pierre s'en alla.
Il ne se pressait pas et quand il arriva au croisement où la route de Drewolke tourne à gauche et celle de Gooren à droite, il s'arrêta. Une auto arrivait derrière lui. Au volant se trouvait un homme à la barbe rouge, qui ralentit en voyant Pierre et cria :
« Petit, je suis le docteur et je vais voir une femme malade à Gooren. Est-ce bien de ce côté ? »
Et l'homme montra le chemin de Drewolke.
« C'est la route de Drewolke », dit Pierre-qui-bafouille.
Le docteur, qui n'avait rien compris à son bafouillage, répondit :
« Je le pensais bien », et, donnant plein gaz, roula à toute allure vers Drewolke, alors qu'il voulait aller à Gooren.
« En voilà une histoire ! pensa le petit garçon, mais je n'y suis pour rien ».
Et il regarda filer l'auto jusqu'à ce que le dernier nuage de poussière se fût dispersé.
Puis il reprit son chemin.
A peine avait-il fait cinquante ou soixante pas qu'il rencontra la femme du maire qui était très pressée.
En passant elle cria : « Pierre, je vais chez ton père. Est-il chez lui ? »
Pierre bafouilla : « Papa est sorti. »
Mais Mme la mairesse comprit : « Papa est chez lui ».
« Très bien, dit-elle, je vais le voir. » Et elle se mit à courir.
Pierre-qui-bafouille la vit disparaître. « Encore une histoire, pensa-t-il, mais je n'y suis pour rien ! »
Poursuivant sa route, il passa devant une grange au toit recouvert de chaume. Un ouvrier sur une échelle était occupé à boucher les trous avec de la paille. Pierre s'arrêta et le regarda travailler.
Tout à coup, il aperçut un taureau qui s'était échappé et courait droit sur l'échelle.
« Attention ! cria Pierre-qui-bafouille, le taureau arrive ! » Et il se cacha derrière le mur.
« Quoi? cria le couvreur, le patron arrive? Justement j'ai à lui parler ! » Et il se mit à descendre.
Mais le taureau fonça sur l'échelle, qui tomba. L'ouvrier se serait fait très mal si, dans sa chute, il n'avait attrapé une des branches du tilleul à laquelle il resta suspendu en criant.
Devant ce spectacle, Pierre eut très peur et s'enfuit. Tout en courant il songeait : « En voilà une histoire ! mais je n'y suis pour rien ! »
Passant au bord d'une haie, il s'entendit héler. C'était un vieux mendiant qui lui dit :
« Petit, n'as-tu rien à me donner à boire dans ton pot ? »
Pierre bafouilla : « Dans mon pot, il n'y a rien... »
Furieux, le mendiant cria : « Je ne suis pas un vaurien. »
— Rien, il n'y a rien, rien, répéta Pierre effrayé.
— Vaurien, vaurien, attends un peu, hurla le mendiant de plus en plus en colère ; tu vas recevoir une tripotée ! »
Pierre se sauva, le mendiant courut après lui.
Tout en courant Pierre repétait : « J'ai dit qu'il n'y avait rien ! »
— Je te défends de dire : vaurien », cria le mendiant.
Pierre buta sur une pierre :
« Mon pot ! s'écria-t-il.
— Oui ! une tripotée », dit le mendiant arrivant sur lui.
Attiré par les cris, le maître d'école se mit à la fenêtre :
« Laissez cet enfant tranquille », dit-il au mendiant qui s'en alla, car il avait peur du maître.
« Pierre, viens ici », dit celui-ci.
Tout gémissant, Pierre s'approcha de la fenêtre ; il tenait l'anse du pot... sans pot, hélas !... d'une main et, de l'autre, son argent.
« Ton pot est cassé ? demanda le maître d'école.
— C'était pour de la confiture, pleurnicha Pierre.
— Tu as quelque chose à la figure ? interrogea le maître.
— De la confiture, répéta Pierre en pleurant.
— Allons, viens, montre-moi ta figure, fit le maître impatienté.
— Confiture ! cria Pierre.
— Si tu ne me montres pas immédiatement ta figure, Pierre, tu auras une paire de gifles !
Et Pierre dut montrer sa figure, bien qu'elle n'eût rien du tout.
« Allons, ce n'est pas terrible, dit le maître. Va doucement et fais attention aux pierres pour ne plus tomber.
— Oui, monsieur, répondit sagement l'enfant.
— Pierre, ne bafouille pas ! dit sévèrement le maître. J'ai compris : compte là-dessus. »
II ferma la croisée, et Pierre continua son chemin, songeant mélancoliquement : « Le pot est cassé, mais je n'y suis pour rien ! »
Enfin il arriva devant le magasin de M. Möbins. Celui-ci était sorti, et sa vieille mère, sourde, tricotait des bas devant la fenêtre du magasin pour mieux voir ce qui se passait dans le village. Pierre, qui savait combien la vieille femme entendait mal, se dit :
« Attention, parlons distinctement, sinon je n'aurai pas de confiture. »
Et il cria aussi fort qu'il put :
— Je voudrais une demi-livre de marmelade.
— Mon Dieu ! fit la vieille femme en sursautant, car elle n'avait pas entendu la sonnette du magasin, mon Dieu ! qui est malade ?
— Une demi-livre de marmelade de prunes, cria Pierre-qui-bafouille, encore plus fort.
— Comment dis-tu ? demanda la vieille femme en mettant sa main en cornet devant son oreille.
— Marmelade de prunes, rugit Pierre en montrant son argent.
— Que veut-il ? marmotta la vieille femme. Je comprends toujours : Madame est brune!
— Mar-me-la-de - de - pru-nes », hurla Pierre si fort que les vitres en tremblèrent.
Mais la vieille femme secoua la tête.
« Petit, dit-elle, tu cries très fort, mais tu bafouilles trop.
Ecoute, viens derrière le comptoir et montre-moi ce que tu veux. Je pèserai ensuite. »
Et, prenant les pièces de monnaie, elle fit passer l'enfant dans l'arrière-boutique.
Pierre se trouva, comme un véritable marchand, dans un vrai magasin. Partout des tiroirs avec de petites étiquettes et il savait suffisamment lire pour reconnaître ce qu'il y avait dans les tiroirs. Il se détourna du sel et de la farine, mais s'arrêta longuement devant le sucre, les amandes, les raisins secs, et son cœur se mit à battre plus vite.
Sous les tiroirs il y avait des quantités de pots et de tonnelets sur lesquels était inscrit: « Betteraves au vinaigre », « Graisse », « Sirop », « Marmelade de prunes ! » Pierre détourna les yeux et... tout juste... son regard tomba sur ce qu'il cherchait depuis longtemps... Deux grands bocaux pleins de bonbons !
Pierre les contempla avec des yeux qui lui sortaient de la tête, serrant toujours l'anse de son pot dans sa main crispée, et songea :
« Mon Dieu ! si j'achetais des bonbons à la place de confiture, j'en aurais beaucoup avec tout l'argent que j'ai... et je pourrais au moins en manger une fois autant que je le voudrais. A midi, je n'aurais plus faim pour des galettes à la confiture !... »
Pendant que Pierre ruminait ainsi des pensées coupables, la vieille femme s'impatientait :
« Voyons, petit, n'as-tu pas encore trouvé ce que tu veux ? »
Pierre dit alors très haut: « Marmelade de prunes », et montra les bocaux de bonbons du doigt. A part lui, il pensait :
« De cette façon, je ne mentirai pas ; j'ai demandé de la marmelade de prunes et Mme Möbins m'a donné des bonbons. Je n'y suis pour rien ! »
« Ah ! tu veux des bonbons, dit la vieille femme. C'est drôle, je n'avais pas compris. Tu es un vrai bafouilleur. »
Et, mettant dans un cornet des caramels et dans l'autre des bonbons acidulés, elle les lui tendit :
« Au revoir, petit, ne t'abîme pas l'estomac ! »
Pierre mit les cornets dans ses poches, bafouilla : « Au revoir » et sortit du magasin. Il n'avait pas la conscience tranquille. Que dirait maman ? Il pouvait se l'imaginer ! Et que ferait papa ?... Il le sentait déjà !... Mais, entêté, il songea : « Je n'ai pas menti. Si elle m'a donné des bonbons à la place de confiture, je n'y suis pour rien ! »
Ce qui était bien certain, par exemple, c'est qu'il fallait manger tous les bonbons avant de rentrer à la maison, sinon maman les prendrait et ne lui en donnerait qu'un ou deux par jour. Enfilant la rue principale du village, il se dépêcha de passer devant la maison du maître de peur que celui-ci ne l'appelât.
Quand Pierre fut sur la route tranquille et déserte du cimetière, hop !...
il sauta par-dessus le petit mur et s'installa à l'ombre d'un gros buisson. S'asseyant sur une antique pierre tombale, il sortit de sa poche le cornet de caramels, puis celui de bonbons acidulés, les remplaça par l'anse cassée et, très heureux, se mit en devoir d'aligner tous les bonbons sur la pierre afin de les compter.
Il en était au numéro cent cinquante-six et se réjouissait d'avoir un tel nombre de bonbons à croquer, quand le buisson s'agita.
Pierre, effrayé — malgré sa joie il n'avait pas la conscience tranquille — sursauta !
Les branches s'écartèrent pour livrer passage à Alfred Thode, le plus grand garçon de l'école et le plus fort aussi.
— Quelle masse de bonbons, Pierre! s'écria-t-il.
— Ils ne sont pas à moi, répondit Pierre très anxieux, car il avait peur qu'Alfred ne s'en emparât.
— Espèce de Pierre-qui-bafouille ! reprit Alfred en riant. Je vois bien que ce ne sont pas des noix... Fais voir !
— Non, non, cria Pierre. Je n'en donne pas... Je serai battu à la maison à cause d'eux et je veux tous les manger !
— Bien sûr, nous allons tous les manger », dit Alfred en éclatant de rire.
Il prit une poignée de bonbons et la fourra dans sa bouche.
« Fameux, Pierre ! en veux-tu un? » Et il lui en tendit un tout petit, misérable !
C'en était trop. Pierre se mit à hurler :
« Au secours ! au secours ! au voleur !
— Qui appelle au secours ? fit une voix venant du cimetière. »
Un visage parut entre les branchages. C'était l'ouvrier couvreur qui avait failli tomber de l'échelle tout à l'heure. A peine eut-il vu Pierre qu'il s'écria :
— C'est toi l'horrible gamin qui m'a fait descendre quand le taureau arrivait ! attends un peu, je vais te corriger ! »
II se précipita sur Pierre qui prit fa fuite, abandonnant ses chers bonbons au grand Alfred. L'ouvrier, encore endolori par sa chute, courait tant bien que mal derrière lui en criant :
« Vaurien, tu ne perdras rien pour attendre, va !... »
Le mendiant entendit ces cris, vit Pierre qui se sauvait, le reconnut et se joignit à la poursuite, non sans ramasser quelques pierres qu'il lançait dans le dos du fuyard.
La route du cimetière descendait. Pierre fendait l'air comme un boulet de canon. Au bas du chemin, Mme la mairesse tournait le coin. Sans pouvoir s'arrêter, Pierre la heurta en plein. La bonne dame, toute rondelette, tomba assise, les jambes en l'air, et Pierre sur elle.
Il se serait volontiers reposé un instant, mais le mendiant et l'ouvrier approchaient. Il fallait repartir. Mme la mairesse courait entre les deux hommes. Pierre tirait la langue, il ne pouvait plus respirer, mais il apercevait la maison de sa mère : « Chez maman, vite, chez maman ! » pensa-t-il.
Au même instant apparut, dans un nuage de poussière, l'automobile conduite par le docteur.
« Ah ! te voilà, maudit gamin, qui m'as envoyé à Drewolke quand je voulais aller à Gooren ! Attends que je t'attrape ! »
Pierre était heureusement bon coureur et allait presque aussi vite que l'auto ; heureusement aussi la maison était proche.
La maman de Pierre se tenait sur le seuil. Pierre se précipita sur elle :
« Maman, ils veulent me battre...
— Oui, eh bien ! je les y aiderai ! dit la maman très en colère.
Voilà deux heures que j'attends ma confiture de prunes. « Vlan... une gifle. Où est la marmelade ?
— Le pot est cassé ! dit Pierre en tirant l'anse de sa poche.
— Mon beau pot de grès ! » s'écria la mère. Vlan... une seconde gifle. « Ma demi-livre de confiture ! » Vlan... une troisième...
« C'est bien fait, cria le docteur. Il m'a envoyé à Drewolke au lieu de Gooren. A mon tour, puis-je ?...
— Si vous voulez, dit la mère ; il a bafouillé, c'est sûr !
— Tant pis, fit le docteur.
Tiens ! tu auras un soufflet de ma part.
— Il m'a traité de vaurien, dit le mendiant.
— Il m'a fait tomber de l'échelle ! gronda l'ouvrier.
— Il m'a menti en disant que son père était à la maison et il m'a fait tomber ! s'écria Mme la mairesse.
— Pierre, dit le père qui rentrait chez lui, Mme Möbins vient de me raconter que tu as acheté deux cornets de bonbons... avec quel argent, je te prie ? »
Oh ! si Pierre avait pu se cacher dans un trou de souris! Mais c'était impossible!.
Le papa empoigna son fils par le bras et... ce qui se passa entre eux... tout le monde peut le deviner ! De toute la soirée, Pierre ne put pas s'asseoir et, la nuit, il dut dormir couché sur le ventre... le bas de son dos lui faisait trop mal !
Et cependant, malgré toutes ces tristes expériences et malgré la correction qui les suivit, Pierre n'était pas encore complètement guéri de son bafouillage !
Le lendemain, pendant la récréation, il se dirigea vers le grand Alfred et lui demanda hardiment :
« Rends-moi mes bonbons! »
Le grand Alfred le regarda d'un air furieux et démanda :
« Combien y en avait-il ? »
— Cent cjnquante-six ! répondit Pierre-qui-bafouille, heureux à la pensée de retrouver ses bonbons.
— Sais-tu ? grogna le grand Alfred. J'ai mangé tes cent cinquante-six bonbons et j'ai été malade toute la nuit. Aussi vas-tu recevoir une gifle pour chaque bonbon ! Et poum !... et vlan !... une... deux... trois... quatre....
— Je n'en veux plus ! gémit Pierre-qui-bafouille.
— Ah ! tu en veux plus ? comprit le grand Alfred... Cinq... six... sept... huit... !
— S'il te plaît, je n'en veux plus ! » dit Pierre-qui-bafouille d'une voix claire et nette.
Le grand Alfred comprit immédiatement et le lâcha.
De ce jour, Pierre-qui-bafouille ne bafouilla plus !
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