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01/05/2023

LA FANTAISIE ET LE RÉALISME DE HANS FALLADA par Marcel BRION (1937)

LES NOUVELLES LITTÉRAIRES – N° 792 – Samedi 18 décembre 1937.

LES LETTRES ALLEMANDES

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LA FANTAISIE ET LE RÉALISME DE HANS FALLADA

Dans une petite notice biographique, dis simulée à l’intérieur de la couverture de son dernier livre, M. Hans Fallada confesse lecteur que son rêve est de réaliser, dans sa petite ferme, le meilleur verger et le meilleur jardin potager de toute la région. Je crois que ce souhait est absolument sincère, et qu’il ne dissimule pas, comme cela arrive quelquefois, le besoin qu’éprouve un écrivain de s’évader loin de sa table, loin de ses livres, pour retrouver le contact avec la terre. Les différentes professions que M. Hans Fallada a exercées avant de se consacrer exclusivement à la littérature et l’'agriculture, l’ont conduit dans des activités aussi diverses que celle du veilleur de nuit, d’un pauvre diable que la fatalité ramène du courtier de publicité, du journaliste. Il eût même failli continuer les traditions juridiques de sa famille, si l’amour de la terre n’avait été plus puissant. Voici donc un romancier qui vit aux champs, en participant aux travaux des champs, et qui est plus fier, peut-être, de ses légumes que de ses livres.

Quoique la curiosité anecdotique qui s’at tache à la vie privée de l’écrivain en général, n’ait rien à faire avec la critique, il n’est pas tout à fait inutile cependant, pour juger exactement les livres de M. Fallada, de se représenter les circonstances dans lesquelles ils ont été écrits.

Le succès commence avec un roman, en 1931, à l’époque où des troubles agraires assez sérieux inquiétaient l’Allemagne. Va-t-on assister à une nouvelle Guerre des Paysans ? M. Hans Fallada a suivi comme journaliste un des procès intentés à des ligues dote est extravagante autant qu’on la peut de cultivateurs indociles. L’expérience qu’il en rapporte nous vaut un livre puissant, coloré, savoureux. Bauern, Bonzen and Bomben, que l’on peut lire aussi comme un document historique.

Le deuxième roman de M. Fallada a été traduit, je crois, dans presque toutes les langues ; c’est l’histoire d’un jeune homme qui, semblable à un moucheron pris dans une tempête, se débat contre le chômage, la misère, et tous les supplices d’une époque d’économie démente. Kleiner Mann, was nun? a rencontré dans tous les pays un égal succès ; la traduction française a paru aux éditions de la N.R.F. C’est un livre généreux et simple, d’une humanité si directe, si touchant et, en même temps, si divertissant, que l’on songe à certains films de Charlie Chaplin où l’on passe brusquement du rire aux larmes. Les déboires du jeune Pinneberg, cahoté par la fatalité de catastrophe en catastrophe, gardent un arrière-plan tragique, car la misère est toujours là, mais il y a tant de bonne humeur, de résignation, d’espoir, de courage et d’inconscience dans cette lutte contre le destin que Kleiner Mann, was nun? peut être un livre d’une portée aussi universelle que, disons, Don Quichotte.

Il en est de même de Wir hatten mal ein Kind, qui, avec moins de diffusion, pourtant, que le roman précédent, garde les mêmes caractères d’intérêt universel. Mais le naturalisme, toujours inspiré de cette volonté de vérité qu’il y a dans les romans de M. Hans Fallada, aboutit à un réalisme poétique, dû probablement à ce que les personnages sont plus profondément éprouvés et modelés que les Pinneberg, à ce que le sens de la nature et de la maternité, aussi, introduisent un élément de salut qui jus- ses livres, pour retrouver le contact avec la qu’alors lui faisait défaut.

Je ne mentionne que pour mémoire, encore que le livre soit très intéressant, le roman intitulé Wer einmal aus dem Blechnapf frisst, où l’on assiste aux mésaventures d’un pauvre diable que la fatalité ramène toujours en prison depuis qu’il en est sorti, et qui, à force de résister vainement contre ce courant hostile, finit par retrouver dans sa cellule une sorte d’apaisement et de tranquillité qu’il n’avait plus jamais connus depuis sa libération. Mais ce roman est, au fond, infiniment douloureux et pessimiste, car rien ne l’éclaire, ni la nature, ni l’amour, ni l’espoir.

Et voilà tout à coup la révélation d’un aspect nouveau de ce talent. Un conte fantastique, comme les aimaient les Romantiques, un véritable Mærchen dans la meilleure tradition des conteurs allemands. Arnim ou Tieck ou Hoffmann n’auraient sans doute pas désavoué cette histoire de sorcières et de magiciens, écrite avec tant d’ironie et ce sens savoureux de la vie paysanne qui n’abandonne jamais M. Hans Fallada. L’anecdote est extravagante autant qu’on la peut souhaiter, et d’une délicieuse invraisemblance, mais comme l’auteur garde toujours le contact avec le réel, dans ses descriptions de nature et ses portraits de paysans, on éprouve en lisant le Mærchen vom Stadtschreiber der aufs Land flog — M. Fallada garde une prédilection pour les titres longs, un peu archaïsants — ces plaisirs nombreux, que le mélange de la fantaisie la plus libre et de la véridique observation.

Cette note très personnelle de réalisme poétique qui se manifeste alors dans l’œuvre de M. Fallada se développe d’une façon magistrale dans son plus récent roman, celui vient de paraître aux Éditions Rowohlt de Berlin, qui ont publié aussi tous ses autres livres. C’est une drôle d’idylle ironique que cette aventure d’un « vieux cœur qui s’en va en voyage »... Un livre délectable, exquis, et le plus falladien, car il y a maintenant une « manière Fallada », — et je ne l’entends point au sens péjoratif. Je veux dire que cette manière de regarder les paysages et les êtres, cette manière de conter, aussi est quelque chose de très nouveau et que chaque page de M. Fallada porte l’empreinte très nette de sa personnalité.

Les occasions de nous attendrir et de nous divertir ne manquent pas dans Altes Herz geht auf die Reise. Il y a là un vieux professeur qui ressemble, jusqu’à la caricature, à la silhouette traditionnelle du savant allemand, distrait, naïf comme un enfant malgré toute son érudition, qui découvre soudain la nature, les bois, les prés, et abandonne alors les massifs commentaires sur l’Apocalypse pour une ferme entre un lac et une forêt de sapins. M. Fallada a fait du professeur Kittguss une silhoue1tte drolatique, un peu chargée évidemment, mais comme tout le livre est porté sur le plan du réalisme poétique et de la fantaisie, ce côté marionnette même ne déplaît pas. L’innocence de l’homme de la ville au milieu des sombres et brutales ruses des paysans renverse agréablement les données coutumières de l’idylle.

Mais ce qu’il y a de meilleur dans le livre, c’est la conjuration des enfants du village efficace contre les méchants fermiers qui maltraitent la petite Rosemarie. Ces conjurations enfantines sont un thème assez fréquent dans la littérature allemande. On y retrouve, probablement, une sorte de nostalgie de l’enfance qui hante certains auteurs, et dans ce genre, il existe un roman de M. Wilhelm Speyer, Der Kampf der Tertia, beaucoup moins connu qu’Émile et les Détectives, que l’on a répandu en France par la traduction et le film, mais incontestablement supérieur, et, à mon avis, le meilleur roman de M. Speyer, quoique son plus récent ouvrage, Zweite Liebe, publié par la Querido Verlag d’Amsterdam, soit une œuvre à la fois charmante et douloureuse, dont j’espère parler plus longuement un jour.

À l’exception de certains épisodes paysans, il n’y a plus rien ici de ce réalisme âpre et douloureux, dont l’ironie masquait mal le pessimisme, qui existait dans les premiers romans de M. Fallada. Il manque aussi à ce roman le pur fantastique du clerc changé en oiseau. Mais ce nouveau livre est intéressant justement par les perspectives imprévues qu’il nous révèle sur le développement de cet écrivain dont le remarquable talent possède autant de versatilité que de force. Sa pensée et son art s’orientent de plus en plus vers une interprétation réaliste-idyllique de la vie dont la nouveauté, même, est extrêmement séduisante.

L’observation pure, en effet, ne suffirait pas à lui dicter ces types de paysans comme le gros fermier qui, chaque année, se fait peser pour distribuer aux indigents l’équivalent de son poids en jambons, saucisses, plaques de lard... Cela nous vaut un chapitre où la cérémonie de la pesée est décrite avec une verve et une énergie rabelaisiennes, dans un mouvement rapide et bouffon, propre à Fallada. Je ne sais si l’auteur a rencontré jamais un semblable fermier, mais qu’il l’ ait créé, cela révèle encore mieux le sens profond qu’il a des arrière-plans singuliers de la vie villageoise. Et surtout, cette fantaisie se mêlant perpétuellement au réalisme des caractères et des épisodes, dé chaîne ces caprices burlesques, auxquels la simplicité savoureuse et solide de son art enlève toute impression gênante d’artifice.

Dans cette atmosphère d’idylle ironique, soudain la nature, les bois, les prés, et aban- nous ne cherchons plus la vérité absolue des individus et des situations. Nous acceptons la convention que l’auteur pose comme postulat, et, résolus, alors, à suivre les cheminements de sa fantaisie partout où elle voudra nous conduire, nous l’accompagnons dans cette étourdissante bouffonnerie sans éprouver un seul moment de lassitude.

Cela tient à ce que le récit est mené avec une puissance et une franchise qui captivent le lecteur. Nous consentons au jeu, parce que ce jeu est d’une qualité infiniment rare et précieuse, et que les caprices de cet écrivain possèdent une force de conviction si efficace qu’on ne saurait, sans se priver d’un plaisir, refuser de se laisser convaincre. Il est extrêmement difficile d’analyser ce plaisir, parce qu’il dépend justement d’un sentiment de gratuité enfantine qui invente un réel au delà de la réalité et l’intronise comme suprême vérité.

Pourquoi pas ? Si ce livre est un conte, dépourvu, par définition, de toute prétention naturaliste, c’est-à-dire de toute ambition naturaliste, c’est-à-dire de toute ambition de nous faire admettre comme vérité objective ce qui est pure création, pourquoi ne pas entrer, à notre tour, dans le jeu, en abdiquant toute volonté critique entre les mains du meneur de jeu ? Le caractère principal de ce roman, en effet, est de nous donner avant tout un divertissement, dans le sens où l’on disait, au XVIIIe siècle, divertimento, en parlant d’une certaine forme musicale, dont il était entendu qu’elle n’engageait pas la passion, et que l’esprit y jouait librement avec la fantaisie.

Je veux bien que cette histoire idyllique-ironique ne soit qu’un divertissement, et bien sot qui refuserait de se divertir aussi agréablement ! Tout y finit bien, ainsi que cela se produit toujours dans les contes et jamais dans la vie ; faut-il en conclure que le livre n’est pas vrai ? Si l’on examine alors certains épisodes, on constate que la vie paysanne a rarement été décrite d’une manière aussi exacte et objective. Mais M. Fallada, qui connaît bien la campagne et ses habitants, puisqu’il est a la fois agriculteur et écrivain, sait qu’au delà de cette pas réalité superficielle il existe des profondeurs impénétrables à celui qu’une longue période de séjour au village n’a pas préparé à les reconnaître.

Il n’a pas poussé très loin, même, cette aptitude au fantastique qui en fait le fond, et qui contient d’extraordinaires possibilités. Il y fait allusion d’une manière assez évasive, à certains moments du récit.

Hans Fallada nous laisse espérer, à la fin de son livre, que nous retrouverons probablement ses personnages dans une nouvelle histoire. Tant mieux. J’attends avec impatience la réalisation de cette promesse.

Marcel BRION

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