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23/03/2013

Traduire Hans Fallada au XXIe siècle.

UN ENTRETIEN AVEC MARIE BOUQUET, TRADUCTRICE.

 

C'est en lisant la magistrale Anthologie de littérature oubliée (voir notre recension) que nous avons découvert une nouvelle, inédite en français, de Hans Fallada : « Je cherche mon vieux », magistralement traduite par Marie Bouquet. Or Marie Bouquet, pour cet ouvrage, a aussi signé une présentation de la vie et de l'œuvre de Hans Fallada Prisons et dépendances : Hans Fallada (1893-1947) dont la qualité ne laisse pas d'étonner.

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Nous avons alors tenu à en savoir plus sur Marie Bouquet, car traduire Hans Fallada au vingt et unième siècle, est assez exceptionnel comme « occupation » pour susciter la curiosité.

Contactée par courriel, Marie Bouquet a accepté de répondre à nos questions.

Bonne lecture !

Alain C. Juin 2010

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 1. Bonjour Marie Bouquet. Pourriez-vous vous présenter ? Etes-vous traductrice de profession, ou faites-vous ça en plus de vos activités professionnelles habituelles ?

Je suis éditrice de manuels universitaires et traductrice. J'ai fait des études d'histoire et d'édition et j'ai tout simplement appris l'allemand à l'école. J'ai vécu deux ans à Berlin entre 2003 et 2005. Je travaillais chez un éditeur pour lequel je révisais les traductions en allemand de romans de langue française et traduisais en français des extraits d'ouvrages du catalogue allemand. C'est ainsi que j'ai fait mes premières traductions.

En 2008, j'ai participé à l'échange franco-allemand de jeunes traducteurs littéraires Georges-Arthur Goldschmidt, organisé par l'OFAJ, la Foire du livre de Francfort et le BIEF. Depuis, je partage mes activités entre un emploi d'éditrice au CNAM et la traduction.

Fallada a été un auteur très populaire, aux deux sens du termes :
d'une part, il était très connu et lu (...) d'autre part, sa littérature était
« grand public » sans la connotation négative que peut avoir ce mot aujourd'hui.

 

2. comment avez-vous découvert Hans Fallada, auteur qui a été comme oublié en France, entre 1967 - date de la parution des dernières traductions (Seul dans Berlin et Don Quichotte de Poméranie) - et 2002, date de la réédition de Seul dans Berlin, chez Denoël ?

Comme beaucoup de Français, c'est la reparution de Seul dans Berlin chez Denoël en 2002 qui m'a fait découvrir Fallada. Une amie m'en avait parlé et j'ai finalement lu le livre en allemand en 2005.

Peu après, un ami qui n'avait lu que la version française m'a fait remarquer qu'elle était plus courte que l'original allemand. Et, en effet, j'ai constaté que la traduction française de 1967 a été tronquée : non que la traduction omette des chapitres entiers mais certaines phrases et paragraphes de l'édition allemande n'apparaissent pas dans la version française. Est-ce le traducteur et l'éditeur français qui ont à l'époque pris la liberté d'« alléger » un texte allemand jugé trop long ? Le traducteur a-t-il travaillé à partir d'une édition allemande écourtée ? Je n'ai pas la réponse à ces questions.

Mais cela a éveillé ma curiosité et j'ai découvert la « friche » que constitue l'œuvre de Fallada : près de 15 romans, de nombreuses histoires pour enfants, des récits autobiographiques, une quarantaine de nouvelles publiées dans la presse... Fallada a été un auteur très populaire, aux deux sens du termes : d'une part, il était très connu et lu, certains de ses romans se sont vendus à des centaines de milliers d'exemplaires et ont été traduits dans de nombreuses langues ; d'autre part, sa littérature était « grand public » sans la connotation négative que peut avoir ce mot aujourd'hui. Le réalisme des personnages et des histoires - souvent tirées de l'expérience de l'auteur ou de l'actualité - et les rebondissements de l'intrigue font que les œuvres de Fallada ont été appréciées par un lectorat très large.

Ce succès explique sans doute que la plupart de ses romans ont été traduits en français du vivant de Fallada mais son œuvre pour les enfants, ses nouvelles et textes personnels ne sont jamais parus en France et c'est en m'y penchant que j'ai trouvé la nouvelle « Je cherche mon vieux » que j'ai traduite pour l'Anthologie de Littérature oubliée publiée chez Monsieur Toussaint Louverture.

« La matière première que travaille le traducteur, c'est le texte. »

 3. Comment en vient-on à traduire Hans Fallada ? Comment se passe le travail de traduction ? Commence-t-on par lire des biographies ? d'autres ouvrages du même auteur... Car je suppose (pardonnez ma question peut être naïve) qu'on ne traduit pas une œuvre littéraire comme une notice technique ? Il y a un travail préparatoire au préalable, non ?

Je pense que chaque traducteur aborde son travail de manière différente. Quand un traducteur travaille sur un texte qu'il a choisi d'un auteur qu'il apprécie, il a souvent déjà une certaine connaissance de son œuvre. Il peut encore l'approfondir en se documentant sur la réception du texte au moment de sa parution, sur la place qu'il occupe dans le parcours de l'écrivain, sur sa biographie. Cela peut prendre la forme d'une flânerie dans la vie et l'œuvre de l'auteur ou d'un travail préparatoire méthodique, notamment si le traducteur est aussi chercheur et établit une édition critique du livre. En tout cas, cette fréquentation de l'écrivain crée une impression d'intimité avec lui, qui s'intensifie pendant la traduction.

Mais je ne suis pas sûre que ces « préliminaires » soient la condition sine qua non de la qualité d'une traduction. Le travail de traduction en lui-même, c'est la confrontation avec un texte qui existe comme un tout et non juste en tant que fragment de l'œuvre de l'auteur X ou Y.

Le traducteur doit d'abord prendre ce texte au sérieux, tel qu'il se présente à lui, et se colleter ce qui fait la matière d'un texte : les mots qui s'articulent en phrases, la ponctuation, la syntaxe, etc. C'est d'abord ça que le traducteur doit prendre à bras le corps et cela requiert d'aborder le texte avec un regard vierge, d'oublier un moment tout ce qu'on sait déjà de l'écrivain et de son œuvre.

Dans un second temps, la fréquentation régulière d'un auteur et de son style peut aider le traducteur à arbitrer certains choix, à trancher pour un sens plutôt que pour un autre. Mais il ne faudrait pas que la connaissance d'un auteur et de sa biographie constitue comme un a priori, un filtre à travers lequel le traducteur lirait le texte, dont le sens et le style seraient pour ainsi dire relégués au second plan. La matière première que travaille le traducteur, c'est le texte.

4. Les lecteurs ont pu apprécier l'excellente traduction de la nouvelle « Ich suche den Vater » ["Je cherche mon vieux" in collectif, Perdus / Trouvés, Anthologie de littérature oubliée, Monsieur Toussaint Louverture, Toulouse. Quelles difficultés rencontre-t-on lorsqu'on traduit un auteur comme Hans Fallada ?

Pour cette nouvelle, la difficulté était surtout liée au registre utilisé. C'est un texte très oral, le monologue d'un adolescent accusé d'avoir volé un vélo, face à son juge. Avant de gagner sa vie comme écrivain, Fallada a travaillé dans les grands domaines de Poméranie et d'Allemagne du Nord et beaucoup de ses nouvelles ou de ses romans empruntent à cette expérience. Il connaît le quotidien des journaliers, les rapports hiérarchiques et les tensions qui existent entre le personnel du domaine et les saisonniers, leur argot, leurs habitudes. Pour « Je cherche mon vieux », il fallait donc trouver un équivalent en français à cet argot paysan des années 1920, et restituer la gouaille du gamin. D'une manière générale, Fallada aime utiliser les dialectes, les accents, le parler spécifique à une région ou à une catégorie sociale. On trouve cette tendance dans tous ses romans.

Autre difficulté, Fallada écrivait souvent dans des conditions extrêmes qu'il s'imposait ou qu'il subissait. Il travaillait 10 heures par jour sans pause et se fixait un nombre de pages à atteindre : ainsi pour Seul dans Berlin achevé en 24 jours, il s'interdisait d'écrire en une journée moins de pages que la veille. Il a aussi rédigé plusieurs de ses nouvelles ou romans en prison ou en clinique. De ce fait, les textes de Fallada semblent souvent écrits d'un seul jet, cette urgence se ressent dans son style, dans sa syntaxe, Fallada n'était pas un écrivain qui polissait et raturait ses phrases pendant des heures. Dans la traduction, il faut également réussir à restituer ce jaillissement, cette spontanéité en Français.

5. Pour cet ouvrage, vous avez également écrit un texte pour présenter aux lecteurs la vie et l'œuvre de Hans Fallada : Prisons et dépendances : Hans Fallada (1893-1947), dont le titre résume bien l'aspect le plus sombre de la vie de cet auteur. Mais ce qui est remarquable c'est que, dans cette présentation - à la fois concise et efficace - on mesure combien vous paraissez maîtriser votre sujet. L'avez-vous étudiez en détail ?dans quelles circonstances ?

L'éditeur qui a rassemblé les textes de l'anthologie voulait faire un vrai travail d'exhumation de ces auteurs oubliés et accompagner les nouvelles de notices bio-bibliographiques pour permettre au lecteur de découvrir le parcours de ces écrivains. C'est donc à sa demande que j'ai rédigé cette notice : j'avais déjà lu plusieurs nouvelles et romans de Fallada et je m'étais intéressée à sa vie, mais c'est pour écrire cette notice que je m'y suis vraiment plongée et que j'ai lu les biographies de Jürgen Manthey et Tom Crepon à son sujet. Günther Caspar, qui a dirigé l'édition des œuvres complètes de Fallada chez Aufbau, a rédigé pour plusieurs volumes des postfaces très documentées qui m'ont également été très utiles.

6. Quand on fait la recension du nombre de livres ou d'études universitaires publiées sur Hans Fallada en Allemagne, en Angleterre ou aux Etats-Unis, voire en Espagne, on est frappé de la relative rareté des études publiées en langues françaises. Comment expliqueriez-vous ce relatif manque d'intérêt en France ?

Je ne connais pas du tout les tendances en cours dans la recherche française concernant les lettres allemandes, je n'ai donc pas de réponse à cette question.

Juste après la guerre, aidé par le responsable du cercle culturel de Berlin-Est, Fallada s'installe dans la zone soviétique et collabore à plusieurs organes fondés à l'initiative de l'occupant russe. Peut-être pour cette raison, et aussi parce que ses livres décrivaient de manière assez réaliste le contexte social, Fallada a été considéré comme un auteur socialiste par la RDA et célébré par le régime. Par ailleurs, son attitude sous le nazisme a souvent été ambiguë et son angoisse d'être interdit de publication l'a mené à faire de lourds compromis.

Fallada n'était pourtant ni communiste, ni nazi. Continuer à écrire et à publier était absolument vital pour lui, quel que soit le pouvoir qui lui en offrait la possibilité. La difficulté de classer Fallada idéologiquement est peut-être une des raisons pour lesquelles il a été délaissé ou considéré avec circonspection dans les pays occidentaux après la guerre.

 

7. Dans la revue « La Mer Gelée » ont été publié des extraits de la nouvelle « Drei Jahre kein Mensch », dont vous avez assuré la traduction. Cette nouvelle est elle aussi tirée - comme « Ich suche den Vater » - du recueil de nouvelles (en allemand) intitulé : 'Drei Jahre kein Mensch, erlebtes, erfahrenes, erfundenes. Geschichten aus dem Nachlass, 1929-1944 (Aufbau, Berlin, 1997). Allez-vous poursuivre la traduction des nouvelles de ce recueil ?

J'aimerais beaucoup traduire d'autres textes de Fallada, notamment ses contes pour enfants et ses nouvelles, mais je n'ai pas encore eu le temps de m'atteler à ce projet.

8. Avez-vous réalisé / publié d'autres nouvelles, ou romans de Hans Fallada et qui seraient passées inaperçus des lecteurs, pourtant attentifs ?

Non.

9. Si vous avez lu d'autres romans ou nouvelles non encore traduites en français, quelles seraient, selon vous, celles qui mériteraient d'être portées à la connaissance du public francophone ?

Dans le recueil de nouvelles « Drei Jahre kein Mensch », la nouvelle « Sachlicher Bericht über das Glück, ein Morphinist zu sein » [Rapport objectif sur le bonheur d'être morphinomane] est le récit saisissant des années de dépendance de Fallada. Les autres nouvelles de Fallada mériteraient aussi d'être traduites.

Pour ses œuvres plus longues, l'imposant « Wolf unter Wölfen » est, à mon sens, un de ses meilleurs romans, finalement assez proche dans l'esprit de Seul dans Berlin. Les destins de plusieurs personnages issus de toutes les classes sociales se croisent dans Berlin et le Brandebourg en proie à l'inflation galopante de 1923.

10. Quelque chose à ajouter ?

Un peu de pub... Aux lecteurs qui aiment Fallada, je conseille de lire Matière première de Jörg Fauser que je viens de traduire pour les éditions Léo Scheer. Né en 1944, Fauser livre dans cette autobiographie romancée un portrait de l'Allemagne des années 60 et 70 entre miracle économique et culture alternative. Grand lecteur de Fallada, Fauser partage son goût de la drogue et de l'alcool : opiomane à Istanbul, il regagne l'Allemagne en 1968 et, de Berlin à Francfort, il traverse tous les mouvements alternatifs d'un pays en ébullition. Comme Fallada, Fauser a connu le succès de son vivant et ses romans, notamment ses polars, ont été lus par un large public, mais il a été oublié après sa mort en 1987 pour être redécouvert dans les années 2000.

Vers les Editions Léo Scheer (cliquer)

 « Si la littérature ne reste pas du côté de ceux qui sont en bas, elle n'a plus qu'à se faire embaucher comme animatrice de soirée mondaine » note Fauser dans un article qu'il consacre à Fallada pour lui. C'est une des raisons pour lesquelles Fauser n'a cessé de lire Fallada, car ce dernier s'intéresse aux gens, aussi insignifiants qu'ils puissent paraître. Fallada ou Joseph Roth ont été des modèles pour Fauser beaucoup plus que les grandes pointures de la littérature allemande de la même époque faisant figure d'autorité morale comme Thomas Mann, ou bien les auteurs de l'après-guerre centrés sur l'analyse de la « faute allemande » comme Günter Grass.

Dans Matière première, Fauser écrit : « je sirotais mon whisky en lisant Fallada. J'aimais Fallada. Le Roman du prisonnier, Loup parmi les loups. Il avait un sens particulier de la nuit. Un junkie allemand. » Fauser se reconnaît dans l'écrivain et dans ses personnages toujours ambigus, pour la plupart des anti-héros. Aussi bien dans ses nouvelles que dans ses romans, Fallada sait restituer la complexité du cœur humain et peint souvent des hommes - sans doute inspirés de sa propre expérience de l'autodestruction - travaillés par des désirs contradictoires, qui sans raison apparente, font le contraire de ce qui serait bon pour eux. Par exemple, dans Loup parmi les loups, le jour de son mariage, Wolfgang Pagel perd au jeu son dernier argent issu de la vente d'une toile de son père qu'il aimait et qu'il s'est résigné à brader. Ces portraits d'hommes aux prises avec leurs contradictions et leurs faiblesses, ce « sens de la nuit », de la noirceur touchent profondément Fauser et on sent cette filiation dans bon nombre de ses textes, notamment dans Matière première.

Marie Bouquet, nous vous remercions d'avoir répondu à nos questions.