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30/04/2017

Loups parmi les loups - recension 13 septembre 1941

COMŒDIA – 13 septembre 1941

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BIBLIOTHÈQUE EUROPEENNE

 

Hans FALLADA : Loup parmi les loups. Roman traduit de l’allemand par Paul Genty

Albin Michel, édit.

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Loup parmi les loups — la bande du livre allemand porte : Homme parmi les hommes — est le troisième roman de M. Fallada traduit en français. C’est une œuvre grandiose, où passe le souffle sinistre de l’abîme. Trop sinistre pour notre goût. Mais on ne peut nier que par endroits ce soit vraiment très fort.

Les deux premiers romans de Fallada, traduits chez Gallimard : Et puis après ?et Le roman du prisonnier étaient certainement peu de chose à côté de Loup parmi les loups, mais ils rendaient un son plus pur. L’imagination y avait moins de part que l’observation directe et il arrivait maintes fois que celle-ci fut celle du cœur, chaudement fraternelle. Ils nous avaient plu par leur mordant, leur cocasserie, née d’un désabusement complet et ils nous avaient déplu par une certaine complaisance à souligner les aspects les plus négatifs, les plus désespérants de l’existence. Défauts et qualités qui se retrouveront ici.

Loup parmi les loups est un énorme roman, d’une composition décevante, en deux volumes de 473 et 604 pages, où nous sont narrées les aventures – si de simples processus de putréfaction constituent des aventures – de trois ex-héros de la guerre : le rittmeister von Prackwitz, l’ex-lieutenant von Studmann et l’ex-porte-drapeau Wolf Pagel, le seul qui se redressera. Et voici peut-être le refrain du livre : « Et soudain elle vit l’homme[1], avec lequel elle avait vécu près d’un quart de siècle, tel qu’il était en réalité : faible, bavard, insensé, livré à toutes les influences. Autrefois, il n’y avait pas encore de vraies difficultés à vaincre ; il était alors si facile de ne montrer que les beaux côtés de sa nature. Et pendant la guerre encore, il avait des supérieurs qui lui disaient ce qu’il devait faire... ordre de service ! C’était l’uniforme avec tout son tralala, qui l’avait tenu droit. Dès qu’il eut quitté l’armée, il s’affaissa comme une loque. On vit alors qu’il n’avait ni cœur, ni foi, ni but, rien sur quoi il pût s’appuyer. Sans étoile, il tâtonnait comme un aveugle dans un monde désorbité.

« Mais pendant que ces pensées traversaient comme des éclairs l’esprit de Frau von Prackwitz, à la vue de ce visage ruiné – de ce visage qu’elle avait regardé plus souvent que tout autre – une voix s’éleva en elle, basse, solennelle, accusatrice : « Regarde ton œuvre ! »

Le mari à qui seul l’amour prêtait souffle de vie devient, privé d’amour, un automate, une figure grotesque, faite de grimaces, de lubies, un odieux pantin dont elle connaît toutes les ficelles... Mais c’est alors que l’amour, le vrai, le seul, pourrait, devrait commencer ! Qu’est-ce que c’est que cet amour qui ne s’applique jamais à un objet réel et qui s’enfuit épouvanté dès l’instant que son bandeau lui a été arraché ?On voudrait que M. Fallada, qui sait si bien nous enlever nos illusions, ici, nous donne un espoir. On voudrait. Mais M. Fallada se contente de peindre. Il est un très grand peintre. Et il se tait.

Si Loup parmi les loups est un roman-fleuve, celui-ci a pris sa source en son estuaire putride, dans les années terribles de l’inflation nous sommes en juillet à la première page et le dollar vaut 414.000 marks – lorsque tout se désagrégeait en Allemagne. Et le livre finit en gouttelettes. Ce sont des gouttelettes scintillantes d’eau vive, pour la première fois, mais pourquoi si peu ? Certes, on n’en attendait pas un océan, la qualité ne s’accommode pas de la quantité. On ne peut se défendre pourtant contre cette impression que M. Fallada a fini son livre subitement parce que son héros, dès l’instant qu’il avait cessé d’être un propre à rien complet avait cessé de l’intéresser. Et c’est, sans doute, un résultat de nous avoir mené jusqu’à un « éveil », une « prise de conscience », un début de quelque chose qui ressemblerait à une« responsabilité », mais si ce n’est pas à ce moment que la véritable aventure commence, celle qui est intérieure, la grande, la dure, je…

Je me trompe peut-être. De quel droit affirmerais-je qu’après cet Inferno, Hans Fallada ne nous donnera pas un Purgatorio ? On ne plonge pas si avant, si l’on n’a pas de sérieuses attaches en lieu haut. Le cœur manquerait ! Jugement remis…

***

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Sujet de Loup parmi les loups ? C’est le manque de volonté qui tue l’homme. C’est le manque de volonté qui est la cause de tous les « drames », de toutes les horreurs. Là où commence la volonté s’arrêtent les « drames », commence un monde intérieur, c’est-à-dire une guerre intérieure, par laquelle la terre est pacifiée. Mais l’homme n’a aucune volonté. Il s’en aperçoit dès l’instant que les cadres sociaux tant soit peu, craquent. Le voici précipité aux aventures, aux plaintes, aux grands décris, aux haines, pour se donner le change et faire durer le rêve, pour éviter l’effort pénible, Impossible peut-être, mais inéluctable de commencer quelque chose qui vaille. Mais commencer quoi ? Ah, que chacun de nous, ici, est donc intelligent pour ne rien comprendre ! Sur ce sujet, le plus âne sait trouver, à longueur de journée, des ruses plus admirables les unes que les autres pour se mentir à lui-même et convaincre sept entourages. Ainsi chacun nourrit l’illusion de vivre « dans une société d’hommes ». Mais « à y regarder de plus près, dit un héros de Fallada, c’est à vomir ! » A y regarder de plus près, c’est-à-dire en soi, on « doit » découvrir – on le peut – la petite face immonde du loup-garou : le mensonge, Loup parmi les loups, homme parmi les hommes… or le mensonge n’est qu’un autre aspect de notre primordial, originel et total manque de volonté – de notre nullité absolue. « Ah !– je cite un autre refrain falladien – le tranquille, le réfléchi ex-lieutenant ! Il a complètement perdu la tête à la pensée que l’on veut dénoncer... le jeune Pagel et c’est pourtant ce qu’il avait voulu faire lui-même une heure à peine auparavant... Il tend l’oreille. Soudain, il se rend compte qu’il s’est conduit toute la journée comme un idiot. « Suis-je bien le lieutenant von Studemann, qui n’a jamais perdu la tête pendant la guerre ? Et il lui semble qu’il a complètement déraillé, comme s’il n’était plus lui-même, mais un autre être, haïssable, agité, fou. »

Au fur et à mesure que l’on s’avance dans ce livre, on voit ainsi les plus beaux exemplaires d’humanité s’écrouler les uns sur les autres, comme des pantins, aux lèvres pleines de mensonges, lorsque le hasard d’un événement leur a procuré un miroir où, pour un bref instant, ils se sont vus. Un homme se voit et meurt ; un autre se voit et tue – et c’est un roman de cadavres. La peste de la haine se répand. Pour un seul qui ressuscitera – à peine – tous les autres deviendront ce que deviennent les morts, qui ont rejeté sur autrui la responsabilité de leur mort : des loups. « Oui, voyons, lisions-nous dans Le roman du prisonnier, tu ne dois pas te mettre en route tous les soirs et frapper une jeune fille au visage et voler son sac. Tu n’en as pas besoin. Mais si tu te sens si bas que ça, tu le feras. Et si, auparavant, le monde était gris et brisé, il deviendra de nouveau clair quand tu frappes et de nouveau neuf parce que d’autres aussi souffrent. » Ainsi, ces loups tragiques ne sont au fond que des enfants. Et Fallada réussit à nous le montrer : de tout petits enfants, mais qui connaissent l’épouvante parce que la vie ne pardonne pas aux enfants qui n’ont pas grandi.

***

Loup parmi les loups, c’est un livre qui nous révolte contre nous-mêmes ! Le livre d’un homme qui est allé bien plus loin que beaucoup d’autres dans la connaissance de son propre cœur, pourquoi on lui reproche de ne pas être allé au-delà d’un commencement. Avec trop de romans ordinaires, on n’en aurait pas eu idée ! Mais ici on attendait une parole qui délivre, et elle n’a pas été prononcée. Pourquoi toutes ces intrigues policières – Fallada réussit à en mener quinze ou vingt, à la fois – si elles doivent se dénouer toujours, sans délivrer rien ? Il est trop aisé de nous faire passer de l’une à l’autre et de nous y enchevêtrer, sans nous laisser de repos, parce que nous ne voulons pas nous reposer avant d’avoir trouvé la nourriture dont on nous a donné le goût. Ce roman se lit d’un seul trait. Mais c’est loin d’être un éloge à mes yeux. Il faut que l’on pose un très beau livre à chaque page, lorsqu’une parole nous satisfait pleinement, nous devons la relire. Nous ne voulons pas en entendre davantage, nous avons notre saoul. Loup parmi les loups commence par transformer son lecteur en un loup affamé qui, après une course de 1.100 pages, n’est pas encore repu. Sa faim, au contraire, n’est que plus vive. De tels livres, par conséquent nous droguent plutôt qu’ils nous nourrissent ? Si nous avons été entraînés si loin, if faut bien cependant qu’il y ait eu autre chose qu’un éblouissement littéraire. Il faut que l’aliment qui ne nous a pas été donné, on nous l’ait fait voir. Quel aliment ?

***

Ce roman est à explosions. Dans la seconde partie surtout, autour de la figure effroyable d’une sorte de larbin-vampire, c’est un concert de catastrophes. Et voici ce que nous lisons à l’un des moment les plus dramatiques :« Pagel – c’est le nom du jeune héros – descend déjà rapidement l’escalier, sa tête est claire, son corps prêt à tout danger. C’est idiot, mais il est plein d’une joie singulière, il ne se sent pas inutile en ce monde, il remplit un devoir. Et pour la première fois, il comprend intégralement, avec tout son être, avec le corps, avec l’âme, que la vie ne donne de joie qu’à celui qui remplit un devoir, sans jamais s’en laisser détourner – que ce devoir soit petit ou grand.

La sonnette tinte pour la troisième fois... »

Et nous voilà de nouveau entraînés par les terreurs au royaume des larves…

Mais des mots ont été prononcés : Devoir, Courage, Volonté. Deux ou trois fois seulement en un livre si long ont résonné ces noms. Mais le lecteur les appelait à chaque page. Et c’est donc notre désir de choses pures qui nous faisait traverser, si vite, une œuvre si étouffante. Là où un homme a senti le souffle glacé de la mort, il presse le pas, il se hâte – il ne supporte plus de ne pas retrouver le jour…

Loup parmi les loups, serait-ce donc un grand livre ?

C’est à tout le moins une grande descente aux enfers. Et sur l’Allemagne d’après-guerre, un témoignage comme celui-ci jette une bien vive lumière. Ce pays avait trop souffert ! Ceux qui chez nous obstinément le nièrent, feraient pas mal de lire Loup parmi les loups.

PHILIPPE LAVASTINE

 

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[1]Ou bien : il vit la femme, ou bien : il se vit, ou bien : ils se virent.

Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-123

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