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23/03/2013

Hommage à Romain Rolland (1926)

Nous avions publié un article de Jean Full à propos de lettres de Rudolf Ditzen adressées à Romain Rolland  en 1912. Nous avions également publié la préface à Vieux coeur en voyage par Alphonse de Chateaubriant (Prix Goncourt 1911, pour Monsieur des Lourdines).

Voici aujourd'hui un hommage rendu à Romain Rolland, à l'occasion de son soixantième anniversaire, en 1926, par Alphonse de Chateaubriant. Ce témoignage est paru dans la revue EUROPE, en février 1926.

 

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Alphonse de Chateaubriant - Romain Rolland

TEMOIGNAGE SUR ROMAIN ROLLAND

PAR ALPHONSE DE CHATEAUBRIANT

 

Parler de Romain Rolland, c’est remuer beaucoup de choses, parce que ce nom aujourd’hui désigne plus qu’un homme. Tant qu’un homme n a pas, par son action et tout ce qui le constitue lui-même, dépassé le domaine des conflits ordinaires, et essayé d’atteindre par-dessus les têtes quelques nobles buts que la société ne comprend pas, sa personne pourra avoir vaincu l’obscurité, son nom n’acquiert aucune vertu propre, aucune existence vraiment forte qui le détache, comme le papillon est détaché de la chenille, des formes communes dans lesquelles il s écrit. Mais lorsqu’un homme se fait connaître par des paroles portant à la face des multitudes une condamnation irrévocable sur le fond même de leurs passions, qu’il a institué, ou réinstitué, en l’incarnant, le débat éternel dont le dernier mot n’intéresse rien moins que le salut de notre tragique humanité égarée, le nom de cet homme cesse de pouvoir tenir dans un trait de plume, devient un centre de suggestion immense et se confond avec les dimensions du Ciel.

 

Ainsi en est-il du nom de Romain Rolland, qui, par dessus les frontières de la violence et de l’amour, est devenu dans ses quatre syllabes, et plus que lui-même, comme un grand tissu transparent qui nous laisse deviner les formes de l’âme héroïque. Lorsqu’on réfléchit à tout ce que ce nom, unique dans sa lumière, représente pour nous de force atteinte ou réalisée, en un temps que rend si universellement stérile la faillite de toute vraie grandeur, on a l’impression d’un fatum, d’une nécessité providentielle, de quelque don magnifique accordé par de grandes Forces compensatrices veillant sur nos destins.

 

Imagine-t-on ce qu’eût été, sans cette lampe fraternelle, l’horrible nuit par où fût passée notre désespérance de nous-mêmes? Et encore aujourd’hui, avons-nous suffisamment sondé, avec la juste arrière-pensée des trésors contenus dans notre propre cœur, tout l’amour qui brûla dans cette lampe? Qu’elle fut donc cruelle l’illusion qui à tant d’esprits fit prendre cette voix pour la protestation d’un homme isolé, alors qu’elle fut dans les hauteurs de leur être, leur propre raison, leur propre intuition, leur propre clairvoyance! Ils ont appelé du nom de Romain Rolland cette partie d’eux-mêmes qui voulait les sauver, les rappeler à la loi d’amour, à la grande et unique loi de vie, cette partie d’eux-mêmes qui était leur conscience, leur sens des réalités vraies, leur maîtrise spirituelle révoltée, leur remords anticipé.

 

Qu’est-ce donc que Romain Rolland?

 

La Réponse pourrait être longue. Je la ferai courte, en me résumant du seul mot qui me paraisse convenir dans le plan que j’ai choisi : Romain Rolland est un grand Serviteur. Et, pour mieux m’expliquer sur ces paroles, je recourrai à un souvenir, souvenir personnel, trop personnel sans doute, mais sur le tort duquel je passe outre, puisqu’aussi bien l’hommage que nous rendons ici à la vérité nous fait un devoir de nous compter nous-mêmes pour peu de chose.

 

II y a presque vingt ans, les chimères de la recherche m’avait jeté dans cet état d’esprit que tous ont plus ou moins connu à un moment : cette âpre anxiété de l’être qui s’éveille dans les ténèbres du problème de son existence, qui dit « Je souffre » à tout ce qu’il aperçoit, qui ne sait où prendre les causes du tourment qu’il endure, et ne trouve qu’un goût de cendre à toute parole humaine. A la longue, un soir, n’en pouvant plus, je me rendis chez Rolland. C’était un soir d’hiver. Je le trouvai seul. La chambre n’était éclairée que par une petite lampe qui laissait dans l’ombre nos visages. Je pris place et parlai ; je parlai longtemps, je confiai à l’ami et au maître tout ce qui faisait mon cœur si lourd. A la vérité, qu’attendais-je à ce moment? Était-ce une parole propre à me rendre la paix, quand tant d’autres paroles m’avaient laissé sans plus de forces? Était-ce la solution en quelques mots de l’énigme qui causait ma souffrance, quand ce que je venais demander n’était rien moins que la clé du mystère des choses? Eh bien, pourtant, cette clé, cette clé d’or, cette clé merveilleuse, je n’eus qu’à la saisir. Quelques secondes suffirent. Ayant parlé, je levai les yeux. Romain Rolland, debout, immobile, laissait tomber sur son naufragé un regard empreint d’une charité infinie; surtout il se taisait. Et son silence était extraordinaire : sur ses lèvres un tressaillement, une onde presque imperceptible, comme si sur cette rive de la faible chair, eût erré quelque souffle du Verbe que nulle parole humaine ne pouvait traduire. Et, à travers ce silence, soudain, je vis ce que je cherchais, j’entrevis l’au-delà de moi-même. Ce fut le don de l’âme, un puissant appel qui me transporta pleurant sur l’épaule du maître, et consolé et guéri. Romain Rolland avait su — comme certains seulement peuvent savoir — que le silence était à cette minute le plus pressant de ses actes, que Quelqu’un se serait offensé qu’il parlât, Quelqu’un qui en cet instant voulait croître et lui commandait de diminuer ; et il s’était tu, en accord avec cette volonté parfaite. De la même façon que la plante obéit au soleil, aveuglément, inconsciemment, parce que l’obéissance est en elle, lui aussi, parce que l’obéissance était en lui, avait obéi à l’ordre de s’effacer dans sa personne, pour laisser parler la preuve chaude, palpitante, éternellement vivante. Voilà ce que j’entends par ces mots que Rolland est un grand Serviteur.

 

Ne l’est pas qui veut. D’autres peuvent être libres, suivre telle route qu’il leur plaît, choisir suivant leur fantaisie, prendre telle décision qui leur convient, Romain Rolland ne le peut pas. Il est Serviteur. Son incapacité de désobéir est immense, absolue. Et c’est précisément cette incapacité de désobéir qui fait de lui l’homme le plus libre, le plus maître de soi-même que notre génération ait peut-être connu.

 

Maître de soi-même ! Que de points obscurs trouveraient ici leur explication. Mais l’esprit de la communauté qui imagine de si grandes façons de dire, n’arrive pas à prévaloir contre l’ignorance commune, et ici, comme ailleurs, le sel du sens caché est impitoyablement écrasé sous la meule de l’habitude. On ne réfléchit pas que cette expression suppose deux termes: celui qui commande et celui qui obéit. Car X maître de X est une absurdité. On n’est pas à la fois Maître et Serviteur. Tout ce qu’on peut être à la fois, c’est ce que nous sommes si souvent : ni maître, ni serviteur. Or c’est une grande question que de définir à quel maître inclus en eux-mêmes obéissent ces hommes au pur visage qui ne se manifestent que de loin en loin sur la scène du monde. Ce Maître nous l’appelons l’Esprit — qui n’est pas l’ensemble des facultés de l’intelligence, l’intelligence n’est maîtresse de rien — et nous l’appelons encore le Divin en nous. — Je sais bien qu’où nous sommes, sur notre degré de latitude, ce mot manque de sens aux yeux d’un grand nombre ; il n’en correspond pas moins à une réalité admirablement saisissable de tous ceux qui sont passés par le feu de cette seconde naissance dont il a été question un jour. L’Esprit est un règne en qui s’éternise une imprescriptible hiérarchie, d’où sont à jamais bannis tout hasard et toute confusion. Être maître de soi, c’est s’identifier avec l’autorité suprême de cet Esprit, et, il faut ajouter, avec sa Vérité, la vérité qui ainsi n’est pas consubstantielle à un raisonnement, qui n’est pas le fruit de la recherche mais de l’Être, qui est vie, et ne peut être saisie que comme un battement du cœur. Maîtrise et obéissance à la Vérité ne font donc qu’un. Or, quand cette chose arrive au jour, tout est éclairé, la grande Loi s’exerce, et, de même que l’eau coule comme elle doit couler, que les fleurs s’épanouissent comme elles doivent s’épanouir, que les oiseaux chantent comme ils doivent chanter, l’homme devient tel qu’il doit être, c’est-à-dire à la fois le Maître et le Serviteur, l’Inspirateur et l’Inspiré.

 

J’espère avoir dit, par ce dernier mot, ce que personnellement je pense, et de Romain Rolland, et de la valeur de son action dans le monde. — Resterait à dessiner sa figure telle que je l’aperçois au milieu des foules du siècle, les dominant de tout le mystérieux ivoire de ce front si justement comparé un jour à une table de silence, fixant sur elles, sur leur trop insouciante folie, sur leurs plaies peut-être incurables, ce regard d’acier trempé par tant de luttes avec l’invisible. « Le dernier chevalier », a-t-il dit quelque part de Gandhi. Chevalier lui-même, grand Maître, en son armure de cristal, d’un ordre aux privilèges éternels..., et qui ne se sert pas de l’épée, parce qu’il est l’épée.

 

 

 

Alphonse de CHATEAUBRIANT

In revue EUROPE, Numéro 38, 15 février 1926,

Numéro spécial consacré à Romain Rolland pour son soixantième anniversaire.