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08/02/2012

Un petit cirque appelé Monte (suite)

II

Tredup ouvre brusquement la porte de la salle de rédaction. Le grand rédacteur en chef Wenk se balance sur son siège en se coupant les ongles. Le rédacteur Stuff mijote quelque saleté.

Tredup jette sa serviette dans une armoire, suspend son chapeau et son manteau près du poêle et s’assied à une table. Il prend négligemment un fichier comme s’il ne sentait pas les regards interrogateurs fixés sur lui et se met à classer des fiches. Wenk cesse son coupage d’ongles, regarde attentivement les verres de ses lunettes à la lumière du jour, les essuie à sa blouse de bureau en lustrine, ferme son couteau et regarde Tredup. Stuff continue à écrire.

Rien ne survient. Wenk enlève une de ses jambes de l’accoudoir de son fauteuil et demande d’un air engageant :

                    Eh bien ! Tredup ?

                    Monsieur Tredup, s’il vous plaît !

                    Eh bien soit ! Monsieur Tredup ?

                    Tu m’énerves avec tes : eh bien !

Wenk se tourne vers Stuff.

                    Il n’a rien, Stuff, je te le dis. Rien du tout.

Stuff regarde Tredup par-dessus ses lunettes, mord le bout de ses moustaches rousses et dit :

                    Naturellement, il n’a rien.

Tredup bondit furieux. Il jette le fichier par terre.

                    Quoi, naturellement ? J’ai vu trente clients ! Puis-je forcer la main aux gens ? Dois-je leur extraire les ordres du nez ? S’ils ne veulent pas, ils ne veulent pas. J’en suis à mendier… et un scribouillard de cette espèce dit : naturellement. C’est risible !

                    Ne te monte pas comme çà, Tredup. Ça n’a aucun bon sens.

                    Naturellement je me monte avec tes : naturellement. Va donc une fois toi-même chercher des annonces. Quels animaux ! Ces petits boutiquiers ! Cette bande de gens qui louchent. Je ne fais pas de publicité pour l’instant… ! Je n’aime pas votre journal… La Chronique paraît-elle encore ?... Je croyais que vous étiez suspendus depuis longtemps… Revenez demain !... — C’est en vomir !

Wenk grommelle :

                    J’ai rencontré ce matin le chef d’atelier des Nouvelles. Ils sortent aujourd’hui avec cinq pages de publicité.

Stuff crache avec mépris :

                    Cette sale feuille de chou. La belle affaire. Quand on tire à 15.000.

                    Ils tirent à 15.000 comme nous prétendons tirer à 7.000.

                    Pardon, nous avons une attestation notariée pour notre tirage à 7.000.

                    Il te faudrait gratter l’emplacement de la date. Elle est déjà toute noire à force de tenir le pousse dessus depuis trois ans que le chiffre était exact.

                    Je me fiche de l’attestation notariée. Mais à cause des Nouvelles, je voudrais bien faire paraître quelque chose.

                    Pas possible. Le patron ne veut pas.

                    Naturellement, parce qu’il pompe de l’argent aux Fritz nous pouvons bien crever nous !

Wenk recommence sa scie :

                    Alors, tu n’as rien du tout, Tredup ?

                    Un huitième de page de Braun. Pour neuf marks.

Stuff gémit :

                    Neuf marks ? Impossible de descendre plus bas.

                    Et rien d’autre ?

                    J’aurais pu avoir l’avis de vente de l’horloger en faillite, mais il fallait accepter le paiement en marchandises.

                    Ah, ça non ! Que faire des réveils-matins ? Ce ne sont pas ces engins-là qui ne font sortir de mon lit.

                    Et le cirque Monte ?

Tredup cesse d’arpenter la pièce.

                    Je t’ai déjà dit qu’il n’y a rien Wenk. Et maintenant, je t’en prie, fais-moi grâce des tes grognements.

                    Mais nous avons eu Monte tous les ans : Y es-tu seulement allé, Tredup ?

                    Je vais te dire quelque chose, Wenk. Je te le dis très calmement et très amicalement, Wenk. Si tu répètes encore une fois quelque chose comme ton seulement allé, je te colle une…

                    Mais nous l’avons pourtant bien eu tous les ans, Tredup !

                    Ah ! nous l’avons eu… ! Eh bien ! Je te le dis, cette année justement nous ne l’aurons pas. Et tu peux me le dire, et le patron peut me le dire, et Stuff peut me le dire : je ne mettrai jamais plus les pieds dans ce fumier de cirque.

                    Qu’est-ce qu’il y a eu ?

                    Ce qu’il y a eu ? Du purin. De l’insolence. De l’effronterie de bohémiens, une odieuse attitude de Juifs. Avant-hier la publicité annonçant la venue du cirque a paru dans les Nouvelles. Je me suis précipité sur le terrain de jeu. Le cirque n’y était pas encore. Ensuite le Directeur a fait paraître le programme dans les Nouvelles. Et rien n’a paru chez nous. Justement. Hier matin j’y suis retourné. Ils montaient les tentes… Où est le Directeur ? À la campagne ! Parti coller des placards dans les plus petits villages. Comme si les paysans étaient d’humeur à aller au Cirque ! Revenez à midi. À midi le Directeur déjeune. Bon… j’attends une heure… Le Directeur, un damné bohémien à la peau jaune veut parler à son chef. Il faut que je revienne à sic heures. Il n’a pas pu voir le chef, il faut que je revienne ce matin.

                    Toujours au terrain de jeux ?

                    Naturellement. Aujourd’hui je fais la connaissance du grand chef, ce propriétaire d’une douzaine et demie de singes, d’une misérable haridelle et d’un chameau couvert de teignes. Chapeau bas, Votre humble serviteur… ! Et ce fumier, cette bête puante ose dire que cela ne paie pas de faire de la publicité dans la Chronique ! Que personne ne lit notre misérable feuille de chou !

                    Que lui as-tu dit ?

                    J’aurais préféré le gratifier d’une paire de claques. Mais j’ai pensé à ma famille et je me suis retenu, ma femme veut avant tout que je lui apporte l’argent du ménage.

                    A-t-il dit : misérable feuille de chou ? l’a-t-il vraiment dit ?

                    Aussi vrai que je suis là, Stuff !

Et Wenk d’intervenir :

                    Cela ne devrait pas se passer comme ça. C’est ton affaire, Stuff. Tu devrais l’enguirlander dans un écho.

                    Je le ferais bien, bien sûr. Mais le Patron ne le veut pas…

                    Ce serait là une fameuse occasion de faire peur aux annonceurs. Si l’un d’eux reçoit une volée de bois vert les autres, par frousse, reprendront leur publicité.

                    Mais le Patron…

                    Allons donc, le Patron. Nous irons le trouver tous les trois et nous lui dirons qu’il faut agir.

                    Je brûlerais de l’enduire de purin, marmotta Stuff.

                    Halte ! s’écria Tredup. J’ai une idée. Tu demanderas l’autorisation d’enguirlander les rouges alors il t’accordera au moins Monte.

                    Bonne idée, approuva Stuff. Je connais justement une histoire avec le chef de la police.

                    Bon, alors, allons au bureau…

                    Tout de suite ?

                    Naturellement, tout de suite. Il te faut bien éreinter la première représentation d’hier soir.

                    Bon ! Allons parler au Patron.

 

III

À la composition on faisait la pause. Les deux linotypes étaient abandonnées et les deux compositeurs étaient à la fenêtre avec le mécanicien et le metteur en pages. Ils regardaient dans la cour. Le silence régnait, un silence inaccoutumé.

                    Est-ce l’heure du déjeuner ? Qu’y a-t-il ? demanda Wenk.

Avec quelque hésitation le groupe qui s’était formé à la fenêtre se disloqua.

Le metteur en pages, dont la physionomie loyale était empreinte de gravité dit :

                    Elle est couchée dehors maintenant.

Ils regardèrent tous trois par le carreau et ce qu’ils virent leur coupa la parole.

C’était une petite cour pavée entourée de maisons. Autour du maigre gazon qui se trouve au centre court une petite bordure basse de cerceaux de fonte, qui ne protège rien et où le pied se prend dans l’obscurité.

Pour l’instant il faisait grand jour et cependant elle était tombée sur cette bordure. Elle était étendue sur le gazon, ses jupes mi-longues relevées, laissaient voir ses bas noirs mal tirés, et ses dessous blancs.

                    Elle aura traversé la cour pour aller chez Krüger prendre encore du schnaps.

                    Fritz lui en avait déjà apporté une bouteille à huit heures.

                    Elle est inconsciente.

                    Non, elle sait très bien ce qu’elle fait, elle veut se montrer ainsi à tout le monde !

                    Cela date du temps où son fils s’est tué à force de boire.

Subitement tous parlent en même temps. Ils sont là et regardent cette forme noire étendue. Stuff se décide :

                    Ça ne peut pas durer. Viens Tredup, nous allons la chercher.

Wenk les regarde partir. Il demande avec inquiétude :

                    Est-ce bien ? Le Patron peut le voir de son bureau.

Le vieux metteur en pages dit perfidement :

                    Soyez-sûr, monsieur Wenk, que celui qui voit sa femme dans cet état ne la voit pas.

Wenk suit ses deux camarades. Dans la cour il remarque qu’à toutes les fenêtres se dissimulent des têtes qui ne veulent pas être prises en flagrant délit de curiosité.

                    Demain cela fera le tour de la ville. Elle qui a tant d’argent, se vautrer dans la fange ! Si j’avais sa fortune…

                    C’est la vie, dit le chasseur d’annonces. Eh oui ! La vieille histoire habituelle… Ce n’est pas le fait que son fils se soit enivré à mort qui l’a amenée là, mais bien que tout le monde sache qu’il a fini ainsi. Dans une si petite ville… Venez donc, madame. Levez-vous.

C’est une figure ravagée, exsangue, d’un gris jaunâtre qui, de ses yeux, clignotants, regarde le soleil.

                    Éteignez la lumière, dit-elle. Stuff, éteins-la. Il fait encore nuit.

                    Venez, madame Schabbelt. Nous allons prendre un grog à la salle de rédaction et je vous raconterai des blagues.

                    Espèce de cochon, dit la femme ivre. Croyez-vous que je m’intéresse à des blagues ? (Puis vivement :) Si, dis des blagues. Il les aime bien. J’ai le droit de rester assise sur son lit, il n’est plus fâché contre moi.

Et tout à coup, se levant et passant entre eux deux (Wenk suit avec la bouteille de cognac) elle paraît écouter un bruit lointain :

                    Plus de plaisanteries, monsieur Stuff. Herbert est mort, je le sais bien. Mais je veux me coucher sur votre sofa tandis que le téléphone sonnera, que la radio donnera des nouvelles et que le journal tournera sur la machine. C’est l’image de la vraie vie.

À la composition on se met à travailler activement.

                    N’oubliez-pas le cognac ! s’écrie la femme tout à coup.

On lui en donne un plein verre et sur le sofa la voilà qui dort la bouche ouverte, la mâchoire distendue, inerte.

                    Qui reste avec elle ? demande Stuff. Il faut que l’un de nous reste !

                    Voulez-vous encore aller voir le Patron ?

                    Celui qui a posé cette question restera. Viens, Tredup.

Ils partent. Wenk les voit s’éloigner. Il regarde la femme endormie, écoute le bruit venant de la salle d’expédition, prend la bouteille de cognac et s’en enfile derrière la cravate.

 

                                                                                                                            (à suivre...)