01/12/2008
L'ivresse mortelle
L’ivresse mortelle (1)
Le dernier manuscrit de Hans Fallada "Der tötliche Rausch," dont le style et le contenu rappellent son roman autobiographique posthume Der Trinker (1950) (2) délaisse la narration objective à la troisième personne de ses premiers romans en faveur d’un récit impitoyablement subjectif, à la première personne, de la propre chute à corps perdu de l’auteur, dans la ruine et la résignation. (3)
oOo
Cher poison préparé par les anges! Liqueur
Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur !
Charles Baudelaire, Les fleurs du mal
(…) et je ne vieillirai jamais plus, mais resterai jeune et beau, et ma reine d’alcool m’attirera à elle, et nous planerons dans l’ivresse et l’oubli dont on ne s’éveille pas !
Hans Fallada, Le buveur
Ce fut durant cette période de dégrisement berlinoise que je sombrais dans la morphine (4). Pendant quelques semaines cela se passa bien, tant que je fus capable de me procurer de grandes quantités de ce qu’on appelle la ‘benzine’, et qu’ainsi fut épargnée la plus grande anxiété du morphinomane : obtenir sa dose.
Aussi, dès que ma réserve se mit à diminuer ma consommation devint plus intense. Je voulais juste être entièrement rassasié une fois encore et alors – en finir avec ce truc !
Une vie nouvelle se doit d’être commencée un jour, bien sûr, et avec quelque énergie on peut se débarrasser de l’habitude. On était dans de telles circonstances.
Mais (5) quand je me réveillais ce matin-là face à face avec le Néant, je su seulement que je devais me procurer de la morphine à n’importe quel prix ! Tout mon corps fut saisi d’une atroce agitation, mes mains tremblaient, une affreuse soif ma tourmentait, une soif qui me semblait localisée non seulement dans la cavité de ma bouche mais dans chaque cellule de mon corps.
Je décrochais le téléphone et appelait Wolf. Ne lui pas même le temps de répondre, j’haletais d’une voix mourante : « Tu as de la benzine ? Viens ici immédiatement, je suis en train de mourir ! »
Je me rejetais dans l’oreiller, exhalant un soupir de soulagement. Un pressentiment du plaisir prochain apaisa mon corps : Wolf viendra avec la voiture, je m’enfoncerai l’aiguille, sentirai la pression de la seringue et, alors, la vie sera magnifique.
Le téléphone carillonna et Wolf annonça lui-même : « pourquoi as-tu raccroché ? Je ne peux pas t’apporter de la benzine, je n’en ai plus moi-même. Aujourd’hui je devais sortir en trouver ».
« Une injection, une simple injection, autrement je vais mourir, Wolf. »
« Quand j’en ai même pas une goutte ? »
« Tu en as. Je suis certain que tu en as. »
« Mais ma parole d’honneur... »
« J’entends bien à ta voix que tu viens de te faire une injection. Tu es complètement rassasié. »
« Cette nuit à quatre heures, pour la dernière fois. »
« Et moi pas une depuis onze heures. Wolf, viens vite. »
« Mais c’est inutile. Mieux vaut venir avec moi. Je connais une pharmacie fiable. Prends un taxi, on se retrouve à l’Alex (6) à neuf heures. »
« T’essayes pas de m’avoir ? Jure-le »
« Non, sérieux, Hans. Neuf heures à l’Alex. »
Je me lève lentement, le chausse-pied semble lourd, mes membres sont faibles et tremblent sans cesse, mon assurance retrouvée s’est évanouie. Mon corps ne me fait plus confiance pour lui procurer de la morphine.
Je découvre par inadvertance dans mon horoscope qu’aujourd’hui sera un jour de malchance. Alors je m’assieds dans mon fauteuil et pleure. Je souffre tellement et je sens que je vais devoir souffrir encore plus aujourd’hui et je suis si faible. Si seulement je pouvais juste mourir ! Mais pendant longtemps - ça aussi est une chose que j’ai toujours su : je suis trop lâche pour ça - je tiendrais le coup.
Alors ma logeuse vient vers moi et me dit quelques paroles consolantes, mais je n’interromps pas mes sanglots, lui faisant simplement signe de la main de s’en aller.
Mais elle continue à parler et lentement, je détecte à ses mots que j’ai encore brûlé mes draps cette nuit même. Du coude, je pousse de l’argent vers elle et comme elle s’en va tranquillement, c’est que cela devait être suffisant.
Même maintenant, je ne sors pas, même si la pendule indique qu’il est neuf heures pile. J’observe le café que j’ai versé dans la tasse et médite : la caféine est une toxine,… Je pense, elle accélère le cœur. Il y a beaucoup de cas où des gens sont morts de ça, des centaines, des milliers de cas. La caféine est une toxine lourde, certainement une toxine aussi lourde que peut l’être la morphine. Je n’y avais jamais pensé ! La caféine va m’aider…
J’avale une tasse, deux tasses.
Je m’assois là un moment, regardant fixement devant moi, attendant. Je ne veux pas l’admettre pour moi-même, et déjà je sais que je me suis joué une farce tout seul, me décevant délibérément moi-même une fois de plus.
Mon estomac refuse de garder le café. Je ressens combien mon corps tout entier tremble et se couvre de sueur froide. Je devrais me lever. Je suis agité comme si j’avais des crampes et maintenant ma vésicule me lance par à-coups.
Je murmure : « c’est la fin ».
Après un moment j’ai suffisamment récupéré pour pouvoir me lever et marcher. Je termine de m’habiller et sort chercher un taxi.
Wolf, non plus, n’est pas à l’heure.
En réalité il là m’attendant. Je me dis immédiatement en le regardant que lui aussi a de la fièvre. Ses pupilles sont extrêmement dilatées, ses joues hâves et son nez comme une protubérance aiguisée.
Nous allons à la poste et rédigeons une douzaine d’ordonnances. Nous examinons notre écriture et trois ordonnances qui ne sont pas assez griffonnées sont vite déchirées.
Nous prenons un taxi.
Wolf fait arrêter le taxi à quelques mètres de la pharmacie « fiable », et il sort en boitillant, d’un air malade et misérable.
Je me laisse aller en arrière.
Dans un quart d’heure j’aurais de la benzine ! Ce sera également le moment de l’ivresse, mon corps devient progressivement plus faible, j’ai un mal fou à l’estomac, qui implore et implore encore de la morphine.
Je me cale en arrière, en sécurité sur l’appuie-tête, ferme les yeux et m’imagine combien beau sera le moment où je m’enfoncerai l’aiguille. Juste quelques minutes, un tout minuscule instant, et une profonde et réjouissante tranquillité se répandront dans mes membres. J’aurais simplement à sourire et la morphine comblera tous mes vœux. Je n’aurais rien d’autre à faire que de fermer les yeux et le monde entier m’appartiendra.
Maintenant Wolf arrive.
Je vois tout de suite qu’il n’a rien pu trouver. Il indique au chauffeur l’adresse suivante, s’assied à côté de moi et ferme les yeux. Je remarque combien il respire difficilement. Il essuie de la main la sueur sur son sourcil.
« Ce ne sont pas des hommes, ce sont des animaux ! Pour laisser quelqu’un souffrir autant. J’ai dû les supplier de ne pas appeler la police ».
« Je pensais que la pharmacie était supposée être fiable »
« L’assistant du vieux pharmacien n’était pas là, seulement un jeune type. Ces gosses sont malins comme des singes ».
Le taxi s’arrête.
Wolf fait une nouvelle tentative. Au même instant je prends la résolution d’abandonner la morphine par moi-même. Maintenant que je dépends de Wolf et des pharmacies, je ne peux même pas rassembler ma dose quotidienne de huit injections. Je vais simplement me faire chaque jour une injection de moins, ça marchera. Mais tout de suite, pourtant, je vais me faire deux, trois injections immédiatement, l’une après l’autre, pour que je me sente proprement rassasié une fois encore…
Wolf est déjà de nouveau de retour. Il lance une nouvelle adresse et on repart.
« Rien ? »
« Rien ».
C’est assez pour conduire quelqu’un au désespoir. Là les gens vont déambulants, échafaudant des milliers de projets, dans l’attente du lendemain, et il y a des fleurs et de la lumière et des femmes. Pour moi, tout cela est mort. Je pense aux centaines de pharmacie de Berlin et traînant dans les armoires de chacune d’entre elles, il y a toutes les sortes de morphine, et personne pour m’en donner. Je dois souffrir, et pourtant c’est si simple, le pharmacien n’aurait qu’à tourner une clef… Bien sûr il touchera de l’argent ; autant qu’il en veut. Je lui donnerai volontiers tout mon argent.
Wolf sort à nouveau.
Tout à coup, il me vient à l’idée que ces arrêts constants à proximité des pharmacies pourraient rendre le chauffeur suspicieux. Peut-être voudrait-il en informer la police ? J’entre en conversation avec lui, lui racontant une longue histoire, que nous sommes tous deux des mécaniciens-dentistes, mon ami et moi, pas des dentistes, et que les anesthésiants pour extraire les dents sans douleur ne sont pas des choses que des mécaniciens-dentistes peuvent acquérir facilement, mais qu’ils doivent obtenir des ordonnances de la part du dentiste et que les ordonnances coûtent cher. Et pour cette raison nous allons d’une pharmacie l’autre, afin de…
Le chauffeur dit oui, oui à tout cela et hoche de la tête. Mais la façon qu’il a de se sourire à lui-même me le rend davantage suspect. Je vais le renvoyer dès que possible, mais pas immédiatement, autrement il nous dénoncerait au premier policier venu.
Wolf revient. « Laisse tomber le taxi »
Mon cœur bat plus fort : « Tu as quelque chose ? »
« Laisse tomber le taxi »
Je paie le chauffeur et lui laisse un large pourboire de folie. Ensuite : « Tu as de la dope ? »
« Soit réaliste ! Ce jour est tellement maudit que pas même un mort ne voudrait de mes ordonnances. Nous devons nous y prendre autrement. Je vais continuer dans les pharmacies et toi tu vas chez un médecin et tu essaies de voler des formulaires d’ordonnances vierges ».
« Je ne peux pas faire ça, tous les docteurs verrons immédiatement que je suis un morphinomane dans l’état où je suis aujourd’hui ».
« Laisse ça, veux-tu ? Le principal est que tu voles les ordonnances ».
« Et qu’est-ce qu’on fait avec les ordonnances ? Avec la morphine, ils appellent toujours le médecin, comme tu le sais bien ».
« Alors on ira à Leipzig par le train de jour. Seulement, prends-en une bonne poignée afin qu’on en ait assez pour tenir quelques semaines ».
« Très bien. Je vais essayer. Et on se retrouve où ? ».
« Chez Pschorr à une heure ».
« Et si tu trouves quelque chose entre temps ? »
« Je verrai à te mettre la main dessus avant »
« Bon, ça va… »
« Bonne chance ».
Je me mis en train. Ce n’est pas la première fois que je m’embarque dans une pareille tournée. Je suis plus utile que Wolf à faire ce genre de choses, parce que j’ai l’air plus digne de confiance et que je suis mieux habillé.
Mais aujourd’hui je suis dans une condition tellement pitoyable. Je n’arrive pas à marcher normalement. J’ai beau m’essuyer régulièrement les mains avec mon mouchoir, l’instant d’après elles sont à nouveau trempées et je dois les essuyer sans cesse.
Je n’arriverai à rien, je le sais déjà.
Comme je passe devant un magasin de liqueurs, il me vient à l’idée de m’encourager en prenant un schnapps. Mais dès le second verre il me faut m’esquiver, mon estomac refuse de le garder, comme pour le café. Je m’assieds sur la repoussante cuvette des toilettes et pleure à nouveau.
Une fois que j’ai retrouvé quelque peu mon calme, je sors.
Chez le premier médecin, la salle d’attente est comble. Un médecin de l’assistance publique, sans aucun doute. Ils ont si rarement besoin de formulaires d’ordonnance pour leur clientèle privée qu’ils les gardent généralement dans leur bureau.
A nouveau, je file tranquillement
Dans l’escalier, je me sens si mal que je dois m’asseoir sur une des marches. Je ne peux plus me lever. Je me résous à me coucher ici et y rester jusqu’à ce que quelqu’un me trouve et m’emmène chez le docteur. Certainement alors, il me fera une injection, par pure compassion. Aussi mon tour viendra bien plus vite que si j’avais attendu longtemps assis dans la salle d’attente.
Quelqu’un monte dans les escaliers, je me mets vite debout et le croise au moment ou j’atteins la rue. Quelques pâtés de maison plus loin, il y a un autre cabinet médical. Je monte les marches. Les consultations n’ont pas encore commencé, bien, alors j’attendrai. Je suis assis là, seul, feuilletant les magazines.
Tout à coup, il me vient une idée, je me lève et écoute à la porte du cabinet de consultations. Rien ne remue. Très lentement je tourne la poignée.
La porte s’entrouvre à peine. Je me penche à l’intérieur, n’y vois personne. Centimètre par centimètre, j’ouvre un peu plus la porte et entre furtivement dans le cabinet de consultation. Il y a le bureau et dans cette étagère il y a… Je retire ma main, car je crois avoir entendu un bruit, et retourne précipitamment dans la salle d’attente, me heurtant au fauteuil.
Plus rien de remue désormais, personne ne vient et je me suis damé le pion tout seul. Mais maintenant je suis trop découragé pour risquer le coup une fois encore. Je reste assis là, inerte. Les minutes passent. J’aurais pu vider le bureau en entier et l’armoire médicale également, mais je ne tente plus ma chance.
Le docteur ouvre la porte et m’invite à entrer.
Je me dresse sur mes jambes, entre dans le cabinet de consultation, adresse un salut et me présente.
Aussitôt l’incertitude et la maladie m’abandonnent. Je sais que je fais une splendide impression. Je souris, j’use d’une expression énergique avec l’assurance d’un homme du monde, qui sait comment jouer intelligemment avec les concepts. Je croise ma jambe sur l’autre de façon à bien faire voir mes chaussettes de soie.
Le docteur s’assied en face de moi et ne me quitte pas des yeux.
Alors je vais droit au but. Je suis en voyage, j’ai un abcès au bras qui me met au supplice pernicieusement et Monsieur le Conseiller Sanitaire (8) aurait-il l’amabilité de l’examiner et de diagnostiquer s’il peut être incisé.
Le docteur me demande de découvrir mon bras. Je lui montre la tâche rougeâtre et enflée sous mon aisselle. Elle est abondamment entourée d’une douzaine de cicatrices de perforations rouges et récentes ou brunes et dartreuses.
« Etes-vous morphinomane ? »
« Je l’étais, je l’étais, Monsieur le Conseiller Sanitaire. Je suis en cours de désintoxication. Le pire est derrière moi, Monsieur le Conseiller Sanitaire, guéri à quatre-vingt dix pour cent. »
« Vraiment. Bien, je vais l’inciser. »
Plus rien. Pas un mot. Mon assurance m’a abandonné.
Le docteur me tourne le dos, cherchant dans son armoire vitrée son scalpel, ses pinces, du coton. Sans faire de bruit je marche sur le tapis, mes doigts font bruisser des papiers et…
« Laissez-là les ordonnances, mon cher monsieur » dit le docteur froidement et sèchement.
Je chancelle.
Au même instant, la ville apparaît devant mes yeux, rugissant là en dessous où je suis seul et abandonné à un désespoir sans équivalent. Je vois les rues devant moi pleines de gens pressés d’arriver à destination, d’aller vers d’autres gens, et moi solitaire, abandonné de tous et absolument au bout. J’étouffe un sanglot dans ma gorge qui me force à garder la bouche ouverte.
Tout à coup, mon visage se couvre de larmes. « Que dois-je faire, oh, que dois-je faire ? Aidez-moi, Monsieur le Conseiller Sanitaire, une simple injection ».
« Calmez-vous, allez, calmez-vous, nous allons discuter de tout ça. Il y a toujours de l’espoir, même maintenant. »
Mon cœur est envahit d’un transport de reconnaissance, dans quelques secondes je vais être soulagé de cette indicible agonie, je vais recevoir mon injection.
Les mots m’en manquent, maintenant que la vie est à nouveau sans effort, je vais me soigner, celle-ci sera la dernière, la toute dernière injection, après plus rien. Je le jure.
« Puis-je l’avoir en une seule fois, tout de suite ? Mais une solution à trois pour cent, Monsieur le Conseiller Sanitaire, et cinq centimètres cubes, autrement cela ne me fait pas d’effet. »
Je vais vous donner une injection de plus, mais vous devez prendre la décision volontaire d’entrer dans une institution. »
« Mais autant me tuer, Monsieur le Conseiller Sanitaire. »
« Vous ne vous tuerez pas. Aucun morphinomane ne se tue lui-même. Non, vous ne vous tuerez pas, mais il est grand temps pour vous d’aller dans une institution. Peut-être est-il déjà trop tard. Vous avez des moyens ? »
« Quelque peu. »
« Pourriez-vous vous permettre de vous offrir un sanatorium privé ? »
« Oui, mais ils ne me donneront pas ma morphine là-bas ».
« Suffisamment pour commencer. Ils vous sèvreront lentement. Vous recevrez d’autres médicaments, des somnifères. Un jour, vous pousserez un profond soupir et vous serez libre. »
Je clos mes paupières. Je suis vaincu. Oui, je prendrai sur moi ma souffrance, je vais décrocher. J’acquiesce de la tête.
Le docteur continue : « vous comprendrez que je ne vais pas me permettre de me faire rouler. Après vous avoir donné votre injection, je vous enfermerai dans la salle d’attente du temps que je m’apprête à partir. Je ne vous laisserai pas hors de ma vue. J’ai votre accord là-dessus ? »
J’acquiesce à nouveau. Je pense seulement maintenant à l’injection que je vais recevoir dans un instant. Et maintenant nous commençons une dispute sur la puissance du dosage, une dispute qui dure pendant un quart d’heure, nous laissant tous deux très remontés. A la fin le docteur en sort victorieux.
Je reçois deux centimètres cubes d’une solution à trois pour cent.
Il va vers l’armoire, l’ouvre, prépare la seringue. Je le suis, inspecte l’étiquette sur l’ampoule pour être sûr de ne pas me faire avoir. Puis je m’assieds sur une chaise. Il me pique avec l’aiguille.
Et maintenant… Je me lève vivement et me dirige vers la salle d’attente où je m’allonge sur une chaise longue (7). Je l’entends fermer la porte à clé.
Oui…
Vraiment…
Voilà comment c’est une fois de plus…
La vie est magnifique. C’est tellement doux, un courant favorable pénètre avec effervescence dans mes membres et tous mes nerfs minuscules s’y balancent doucereusement et délicatement comme des plantes aquatiques dans un étang clair. J’ai vu des pétales de roses – et une fois de plus je sais combien est beau un petit arbre seul dans la prairie. Les cloches de l’église carillonnent-elles ? Ach, la vie est magnifique et douce. Toi, aussi, douce jeune fille, je pense à toi, que j’avais perdu il y a si longtemps. Maintenant, mon seul amour est la morphine. Elle est méchante, elle me tourmente sans fin, mais elle me récompense bien au-delà de tout ce qu’on peut imaginer.
Cette dame d’amour est réellement en moi. Elle remplit mes sens d’une claire lumière, éclatante dans laquelle brillance je perçois que tout est vain et que je vis uniquement pour savourer ce transport.
Je veux lire la chose la plus stupide qu’on puisse trouver sur une table de salle d’attente. Une réclame aura la fragrance des fleurs, et dans quelque inepte histoire d’amour je goûterai la pleine saveur du pain frais que mon estomac ne supporte plus. Je veux lire.
J’ouvre un livre. Dedans il y a une page de garde, une entière page de garde blanche. Je fais une double prise : sur cette page blanche, un docteur méticuleux a apposé ses nom, adresse et numéro de téléphone à l’aide d’un tampon encreur. Non, Monsieur le Conseiller Sanitaire, je ne vais pas voler votre livre. Je vais seulement déchirer cette page de garde et la mettre dans ma poche. Une fois ébarbée avec des ciseaux, elle deviendra l’ordonnance tant recherchée qui apportera peut-être une centaine de ces mêmes transports. Pour aujourd’hui, je suis en sécurité.
Je suis d’une bonne humeur totale. Je fais un léger mouvement avec ma main, puis immédiatement la laisse retomber à nouveau dans une position normale, confortable, et dans ma main le reflux de la toxine qui a été momentanément imperceptible dans le mouvement trahit maintenant la présence proche de ma dame d’amour. L’effet de l’injection ne s’est pas encore estompé.
Et plus tard… plus tard, j’aurais l’ordonnance.
Alors j’entends les pas du docteur. Ne dois-je pas aller dans une institution ? Ma maîtresse sourit, elle sait que rien ne me retiendra, personne ne peut me contraindre. Je suis seul au monde, je n’ai aucune obligation, tout est vain, seul le plaisir compte, ma dame d’amour seule je ne puis trahir.
Le docteur arrive, ouvre la porte. Je prends mes jambes sur la chaise longue et les positionne lentement et avec précautions, afin de ne pas effrayer la toxine qui est en moi par un mouvement brusque.
Je demande : « Est-ce l’heure, Monsieur le Conseiller Sanitaire ? » et je sourit.
« Oui, maintenant nous pouvons aller faire un tour en voiture. »
« Mais alors juste une injection de plus, Monsieur le Conseiller Sanitaire. Nous allons sûrement rouler pendant une heure, et je ne peux pas tenir le coup aussi longtemps. »
« Vous êtes assez rassasié, mon cher Monsieur. »
« Mais l’effet s’estompe déjà. Et vous pouvez être sûr que je ferai du raffut à ce sujet quand nous serons seuls. Avec une injection dans mon corps, je vous suivrai comme un agneau. »
« Si le faut vraiment… »
Il me précède dans son bureau. Je le suis triomphalement. Ach, il ne me connaît pas. Il ne sait pas que la perspective de recevoir une injection suffirai à me convaincre d’aller n’importe où il voudrait que j’aille.
Je reçois une nouvelle injection, et ensuite on part pour de bon. Je descends les escaliers très prudemment. Je sens le fourmillement dans mon corps et l’adorable, subreptice, fugace réchauffement. Des milliers de pensées sont en moi, quant à mon cerveau il est fort et libre.
Regarde, le docteur ouvre la porte de la voiture pour moi. Je monte le premier dans la voiture et comme le moteur se met à tourner et qu’il ajuste son siège et s’énerve après la capote, j’ouvre l’autre port et saute dehors en toute confiance – mon corps est jeune et adroit – et je m’immerge dans la foule, y disparaît.
Et je ne verrai plus jamais ce docteur.
oOo
Je savais que je n’aurais dû oser que quelques pas si je n’avais pas voulu que le mouvement vigoureux de mes jambes ne fasse pas fuir la morphine. Je regardai l’horloge. Il était presque midi. Aucun doute je devais maintenant me rendre chez Pschorr, où je voulais rejoindre Wolf. Mais il fût aussitôt clair pour moi que ce n’est pas ce qui allait arriver. Là encore, peut-être était-il venu plus tôt, avait remarqué que j’avais trouvé quelque chose et alors adieu (9) à toute promesse d’aide de sa part.
Devais-je seulement le rencontrer ? N’avais-je pas dans ma poche un formulaire d’ordonnance qui me promettait d’innombrables et splendides injections ? Si je laisse Wolf prendre connaissance de cette feuille de papier, je devrais abandonner la moitié de ce plaisir.
Je m’assieds sur la confortable banquette d’une taverne à vin. Un rafraîchisseur de vin du Rhin est face à moi. J’ai rempli le premier verre à ras bord, l’ai porté à ma bouche et respiré profondément son bouquet. Alors je jette un rapide coup d’œil au barman, remarque que je n’ai pas été observé et vide le verre dans le rafraîchisseur. L’alcool réagirait de façon hostile envers la morphine qui est dans mon estomac, au détriment de son effet.
Mon unique pensée est de m’installer confortablement dans cet effet jusqu’à sa fin ultime. Et aussi, pour me permettre de rester assis ici à le savourer, je dois renouveler souvent ma commande.
Je me verse un autre verre et demande un stylo et de l’encre. Je tire la feuille de ma poche et la découpe avec un canif à la forme d’une feuille d’ordonnance. Cela ne me plaît pas tout à fait, elle semble trop large. Je découpe une autre bande et maintenant c’est décidemment trop étroit. Une forme singulière pour quelque chose qui ne doit apparaître en rien comme singulier.
Je sens monter la colère. Je prends le papier, le pose à plat sur la table devant moi et le regarde à nouveau de près. « Trop étroit » murmuré-je. « Définitivement trop étroit », et ma colère s’intensifie. Je prends les bandes de papier découpé et les aligne à côté de la feuille, essayant de les coller à nouveau ensemble, l’examinant à nouveau et découvrant qu’après tout, l’ordonnance était au préalable juste à la bonne taille.
Je maudis mon impulsivité. Pourquoi n’ais-je pas attendu d’être avec Wolf ? Qu’est-ce que je connais des ordonnances ? Lui c’est un expert. Malgré cela, j’attrape mon stylo et commence à écrire.
Le verre de vin me dérange et je le repousse. Il me gène toujours. Non, je ne peux pas écrire comme ça. J’attrape le verre à la hâte, il tombe, et le vin se renverse sur l’ordonnance. La teinte bleue du tampon encreur se répand sur la page et avec elle s’enfuient toutes mes espérances.
Découragé, désespéré, je me rejette en arrière. Et alors soudainement réalise : l’effet de la morphine s’est évaporé. Mon corps tremble déjà. Et ayant été abandonné par ma fiancée, je n’ai naturellement pas même rempli une ordonnance.
Je me lève, paie l’addition et me dirige vers notre point de rendez-vous.
Comme Wolf est rassasié, combien est-il pleinement rassasié ! Le voilà, allongé, complètement détendu, il relève à peine ses paupières et rêve et rêve. Je lui envie ses rêves, je lui envie chaque minute où il peut se laisser aller dans les bras de sa bien-aimée, tandis que je souffre indiciblement.
« Bien ? » Et il lit déjà la faillite de mes efforts dans ma manière d’être de misérable épave. Il ne gaspille pas ses mots : « Cent », dit-il. « Cent centimètres cubes. Là-bas. Fais attention, n’en prends pas trop, d’accord ? Ca suffira pour aujourd’hui. »
« Deux, trois. »
« Parfait. » Et il replonge dans ses rêves. Prenant le flacon précieusement bouché, je me dirige vers les toilettes. Je remplis ma seringue de cinq centimètres cubes jusqu’au maximum et maintenant je suis déjà heureux. Je me rejette en arrière…
Et… et… un doux tintement me donne le départ. Près de mon bras gît le flacon renversé, son contenu se répand sur le sol. « Wolf », je pense, « Wolf. Il va me fracasser quand il apprendra ça après tout ce dur labeur. »
Mais je suis déjà en train de me pincer les lèvres, provocant, indifférent. Qui est Wolf ? Compagnon de nombreuses orgies, conseiller, conseillé, et déjà en fin de compte indifférent, aussi indifférent que le reste.
Je tends le flacon vers la lumière : il y reste bien deux, trois centimètres cubes. Je l’extrais avec ma seringue. Cette portion, elle aussi, je la prends pour moi, et mon sang reflue mijotant, éclairs de lumières après éclairs éclatent dans mon cerveau, des rythmes sauvages brisent mes tympans.
Monde vaste, sauvage ! Où chaque homme est solitaire et où chacun peut planter ses crocs dans la chair d’un autre. Ô combien exquise volupté. Oh, les aventures qui m’attendent ensuite, les rues calmes où l’on peut aller dépouiller les filles, les barrières des cours de pharmacie que je vais cambrioler, les préposés de banques que je volerai…
Je suis omniprésent, je suis toutes choses, moi tout seul suis le monde et Dieu. Je crée et j’oublie, et tout passe. Ô toi mon sang chantant. Reflue profondément en moi, ma maîtresse, enchante-moi plus sauvagement encore.
Et je remplis le flacon avec de l’eau pure et je le tends à Wolf, souriant et plein de reconnaissance. Il le tend vers la lumière et dis : « Trois ? Non, cinq. »
Je réponds simplement : « Oui, cinq. »
Et nous nous asseyons l’un en face de l’autre et rêvons, et il commence à s’agiter et dit : « Je veux me filer une autre dose » et il s’en va.
Alors j’attrape mon chapeau et file dehors, grimpe dans un taxi, et me sais hors de portée de sa colère.
Il me vient alors l’idée folle de tenter un petit coup avec de la cocaïne. La morphine est un genre de joie douce et tranquille, blanche et fleurie. Elle rend ses adeptes heureux. Mais la cocaïne est un animal brutal et impétueux. Elle tourmente le corps, le monde devient sauvage, convulsé, méprisable.
Je l’ai essayé. J’ai obtenu du ‘benzol’ (10) d’un serveur de café. J’ai préparé moi-même la solution et me suis injecté trois pleines seringues dans mon corps, l’une après la suivante en une rapide succession. Des images défilent devant moi, des corps s’effondrent l’un par-dessus l’autre, de toutes petites lettres de l’alphabet que je suis en train de lire se tournent soudainement sur leur ventre et je réalise qu’elles sont des animaux fourmillant sans fin sur la page, changeant de place, produisant des formes de mots particulières, et je tente de capturer leur sens, les copiant de ma main.
Mais alors je découvre que je suis en train de parler à ma logeuse. Je veux lui dire que je n’ai pas besoin de dîner, et dans mon cerveau je produis la phrase : « Non, je ne mange pas le soir » et avec un étonnement morne j’entends ma bouche prononcer : « Oui, aujourd’hui je finirai bien par tuer Wolf ».
Je dévale les escaliers, pousse un homme sur le côté et réclame du grand air.
Je cherche l’appartement de Wolf, non, je le poursuis éperdument à travers la ville, d’un côté de l’autre, me faisant injections sur injections, devenant encore plus sauvage. Le sang s’écoule d’une multitude de points de piqûres sur ma chemise et mes manchettes, sur ma main.
La folie s’empare de moi et m’engloutit tandis que je ris nerveusement en moi-même chaque fois que j’échafaude quelque nouveau plan, comme de mettre le feu à cette ville atroce et à ses stupides pharmacies, la laisser partir dans les flammes comme un fétu de paille.
Et soudain, je suis dans une pharmacie, hurlant comme un animal. Je repousse de moi les gens qui essayent de me retenir, brisant une vitre et alors tout à coup quelqu’un m’administre de la morphine, de la bonne morphine, claire, blanche et fleurie.
Ô toi, ma douce amie, maintenant je suis à nouveau docile. Je sens comment la cocaïne s’enfuit à son approche, suspendue juste un instant dans le point le plus haut de mon estomac – avant d’en être chassée.
Deux policiers posent leurs mains sur mes épaules : « Très bien, maintenant suivez-nous ». Et je les suis, marchant à petits pas mesurés afin de ne pas effrayer ma fiancée, et je suis bienheureux, et je sais que je suis seul avec elle, et que rien d’autre n’importe.
Notes
(1) - © Hans Fallada, "Der tödliche Rausch," Aufbau-Verlag, GmbH, Berlin 1994. Le texte a été publié pour la première fois dans la Neue Illustrierte: actuelle politische Bilderzeitung, vol. 10 (1955), no. 47. Republié ensuite dans le l’ouvrage dirigé par Werner Pieper, Nazis on Speed: Drogen im 3. Reich, vol. 1 (Löhrbach: Werner Pieper & The Grüne Kraft, 2002), pp. 81-89. Une traduction (en anglais) de ce livre par Scott J. Thompson sous le titre provisoire de Nazis on Speed: Drugs in the Third Reich est actuellement en cours [a]. Le texte a été traduit pour la première fois en anglais par Scott J. Thompson, pour Cabinet Magazine n°8 (automne 2002) et est disponible sur le réseau mondial à l’adresse suivante : - http://www.cabinetmagazine.org/issues/8/thedeadlyrausch.php. Une copie de ce texte en anglais a été également publiée sur notre site (dans la rubrique ‘Textes de Hans Fallada’).
La présente traduction française a été réalisée par Alain C., pour le site « et puis après ? », à partir de la traduction en anglais de Scott J. Thompson. Nous serions gré à quiconque accepterait d’effectuer, pour notre site, une nouvelle traduction en français à partir, cette fois-ci, de l’original allemand.
[a] – Cette note date de 2002. En dépit de nos recherches, nous n’avons pu savoir si cette traduction du livre de Werner Pieper avait abouti.
(2) - Le buveur, Albin Michel, Paris, 1952. Traduction de Lucienne Foucraut et Jean Rounault (NdT)
(3) – Cette brève introduction est extraite de la présentation du texte, écrite par Scott J. Thompson pour Cabinet Magasine. Scott J. Thompson n’a pas traduit le mot allemand Rausch car, selon lui, « le mot allemand Rausch n’est pas traduit avec précision par ivresse, intoxication, ébriété ou cuite. Le mot ne contient aucune connotation de toxicité et ses significations onomatopéiques de tournis vertigineux, de bourdonnant et de tourbillonnant défient tout latinisme. Pour ces raisons, il a été gardé dans sa forme originale ».
Contrairement au traducteur anglais, nous traduirons bien Rausch par ivresse, suivant en cela Henri Plard dans sa traduction du titre du livre d’Ernst Jünger Annäherungen, Drogen und Rausch (Ernst Klett Verlag, Stuttgart, 1970) par Approches, drogues et ivresse (Editions de la Table Ronde et Christian Bourgois, 1973). Pour nous, en effet, ivresse rend bien le mot rausch tel qu’employé par Hans Fallada dans son récit, si nous entendons ivresse au sens large, métaphorique – ainsi parle-t-on de personnes ivres de soleil, ivres d’air pur. Cette ivresse qui peut conduire à des rencontres inattendues et dangereuses – comme nous allons le lire – et peut conduire à la perte de l’individu, à la manière d’Icare qui, ivre de liberté, brûla ses ailes au soleil et fut précipité dans la mer où il périt noyé. (NdT)
(4) – Dans ce récit, Hans Fallada bat le rappel de nombres de souvenirs ou d’expériences mais, comme toujours, ainsi que le fit remarquer Cecilia von Studnitz, dans son livre « Es war wie ein Rausch. Fallada und sein Leben » (1997), les manuscrits autobiographiques de Rudolf Ditzen ne sont pas exempts de fiction, tout autant que les personnages et les intrigues de Hans Fallada ne sont exempts d’autobiographie (cité par Jenny Williams, in « More Lives Than One », Libris, London, 1998, p. xix). (NdT)
Dès 1925, Rudolf Ditzen est déjà connu pour abuser de nicotine, d’alcool, de morphine et même de cocaïne (in Jenny Williams, op. cit. p. 75). C’est après son deuxième mariage, en 1946, qu’il replongera dans la morphine avec son épouse Ulla (mais le couple n’était pas revenu à Berlin à cette époque). Rudolf Ditzen cherchera rapidement à s’en dépêtrer, tandis que sa femme aggravera sa dépendance à un point tel que Rudolf Ditzen envisagera même le divorce « à cause de sa manie et des dettes qu’elle accumule continuellement » (Lettre de Rudolf Ditzen au Dr Selzer, du 21 juin 1946, in J. Williams, op. cit. p. 259).
A la fin décembre 1946, Rudolf Ditzen – alors hospitalisé - acceptera même de parler à des étudiants en médecine des ses expériences avec la morphine, la cocaïne, les somnifères et l’alcool – exposé qui, au dire des témoins, laissa une impression durable sur son auditoire (in J. Williams, p. 265). (NdT)
(5) – Ce mais est terriblement fataliste. Tout au long de ce texte, nous le verrons, il y a un contraste permanent entre la volonté de l’auteur de sortir de sa condition de morphinomane et les actes qui sont rapportés. A croire que plus sa volonté vise haut et plus bas l’auteur doit descendre dans les affres de la dépendance.(NdT)
(6) – à l’Alexanderplatz
(7) – La traduction de Scott J. Thompson donne "chaise lounge" en italique, laissant à penser que l'expression est en anglais dans le texte original de Hans Fallada, mais sans malheureusement le préciser. Dans le doute, nous rétablissons l'orthographe française usuelle [NdT]
(8) – Sanitätsrat
(9) – en français dans le texte (NdT)
(10) – en allemand dans le texte (NdT)
13:40 Publié dans Textes de Hans Fallada | Lien permanent | Commentaires (0)
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