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21/08/2007

2 - Hans : "Jean le chanceux"

JEAN LE CHANCEUX



Jean avait servi son maître sept ans; il lui dit: « Monsieur, mon temps est fini ; je voudrais retourner chez ma mère ; payez-moi mes gages, s'il vous plaît. »
 Son maître lui répondit : « Tu m'as bien et loyalement servi; la récompense sera bonne. « Et il lui donna un lingot d'or, gros comme la tête de Jean.

 

Jean tira son mouchoir de sa poche, enveloppa le lingot, et, le portant sur son épaule au bout d'un bâton, il se mit en route pour aller chez ses parents. Comme il marchait ainsi, toujours un pied devant l'autre, il vit un cavalier qui trottait gaillardement sur un cheval vigoureux. « Ah ! se dit Jean tout haut à lui-même, quelle belle chose que d'aller à cheval! On est assis comme sur une chaise, on ne butte pas contre les cailloux du chemin, on épargne ses souliers, et on avance, Dieu sait combien ! » Le cavalier, qui l'avait entendu, s'arrêta et lui dit : « Hé! Jean, pourquoi donc vas-tu à pied?
 — Il le faut bien, répondit-il; je porte à mes parents ce gros lingot ; il est vrai que c'est de l'or, mais il n'en pèse pas moins sur les épaules.
 — Si tu veux, dit le cavalier, nous changerons; je te donnerai mon cheval et tu me donneras ton lingot.
 — De tout mon cœur, répliqua Jean ; mais vous en aurez votre charge, je vous en avertis. »
 Le cavalier descendit, et après avoir pris l'or, il aida Jean à monter et lui mit la bride à la main en disant: « Maintenant, quand tu voudras aller vite, tu n'as qu'à faire claquer la langue et dire: Hop! hop! »
 Jean était dans la joie de son âme quand il se vit à cheval. Au bout d'un instant l'envie lui prit d'aller plus vite, et il se mit à claquer la langue et à crier: « Hop! hop! » Aussitôt le cheval se lança au galop, et Jean, avant d'avoir eu le temps de se méfier, était jeté par terre dans un fossé sur le bord de la route. Le cheval aurait continué de courir, s'il n'avait été arrêté par un paysan qui venait en sens opposé, chassant une vache devant lui. Jean, de fort mauvaise humeur, se releva comme il put et dit au paysan : « C'est un triste passe-temps que d'aller à cheval, surtout quand on a affaire à une mauvaise bête comme celle-ci, qui vous jette par terre au risque de vous rompre le cou; Dieu me préserve de jamais remonter dessus! A la bonne heure une vache comme la vôtre; on va tranquillement derrière elle, et par-dessus le marché on a chaque jour du lait, du beurre, du fromage. Que ne donnerais-je pas pour posséder une pareille vache !
 — Eh bien, dit le paysan, puisque cela vous fait tant de plaisir, prenez ma vache pour votre cheval. » Jean était au comble de la joie. Le paysan monta à cheval et s'éloigna rapidement,
 Jean chassait tranquillement sa vache devant lui, en songeant à l'excellent marché qu'il venait de faire : « Un morceau de pain seulement et je ne manquerai de rien, car j'aurai toujours du beurre et du fromage à mettre dessus. Si j'ai soif, je trais ma vache et je bois du lait. Que peut-on désirer de plus? »
 A la première auberge qu'il rencontra, il fit une halte et consomma joyeusement toutes les provisions qu'il avait prises pour la journée; pour les deux liards qui lui restaient il se fit donner un demi-verre de bière, et, reprenant sa vache, il continua son chemin. On approchait de midi ; la chaleur était accablante, et Jean se trouva dans une lande qui avait plus d'une lieue de long. Il souffrait tellement du chaud, que sa langue était collée de soif à son palais. « Il y a remède au mal, pensa-t-il; je vais traire ma vache et me rafraîchir d'un verre de lait. »
Il attacha sa vache à un tronc d'arbre mort, et, faute de seau, il tendit son chapeau : mais il eut beau presser le pis, pas une goutte de lait ne vint au bout de ses doigts. Pour comble de malheur, comme il s'y prenait maladroitement, la bête impatientée lui donna un tel coup de pied sur la tête, qu'elle l'étendit sur le sol, où il resta un certain temps sans connaissance.
 Heureusement il fut relevé par un boucher qui passait par là, portant un petit cochon sur une brouette. Jean lui conta ce qui était arrivé. Le boucher lui fit boire un coup en lui disant : « Buvez cela pour vous réconforter; cette vache ne vous donnera jamais de lait : c'est une vieille bête qui n'est plus bonne que pour le travail ou l'abattoir. »
 Jean s'arrachait les cheveux de désespoir : « Qui s'en serait avisé! s'écria-t-il. Sans doute, cela fera de la viande pour celui qui l'abattra; mais pour moi j'estime peu la viande de vache, elle n'a pas de goût. A la bonne heure un petit cochon comme le vôtre : voilà qui est bon sans compter le boudin!
 — Écoutez, Jean, lui dit le boucher ; pour vous faire plaisir, je veut bien troquer mon cochon contre votre vache.
 — Que Dieu vous récompense de votre bonne amitié pour moi ! » répondit Jean; et il livra sa vache au boucher. Celui-ci posant son cochon à terre, remit entre les mains de Jean la corde qui l'attachait.
 Jean continuait son chemin en songeant combien il avait de chance : trouvait-il une difficulté, elle était aussitôt aplanie. Sur ces entrefaites, il rencontra un garçon qui portait sur le bras une belle oie blanche. Ils se souhaitèrent le bonjour, et Jean commença à raconter ses chances et la suite d'heureux échanges qu'il avait faits. De son côté, le garçon raconta qu'il portait un oie pour un repas de baptême. « Voyez, disait-il en la prenant par les ailes, voyez quelle lourdeur! il est vrai qu'on l'empâta depuis deux mois. Celui qui mordra dans ce rôti-là verra la graisse lui couler des deux côtés de la bouche.
 — Oui, dit Jean, la soulevant de la main, elle a son poids, mais mon cochon a son mérite aussi. »
 Alors le garçon se mit à secouer la tête en regardant de tous côtés avec précaution. « Écoutez, dit-il, l'affaire de votre cochon pourrait bien n'être pas claire. Dans le village par lequel j'ai passé tout à l'heure, on vient justement d'en voler un dans l'étable du maire. J'ai peur, j'ai bien peur que ce ne soit le même que vous emmenez. On a envoyé des gens battre le pays ; ce serait pour vous une vilaine aventure, s'ils vous rattrapaient avec la bête; le moins qui pourrait vous en arriver serait d'être jeté dans un cul-de-basse-fosse.
 — Hélas! mon Dieu, répondit le pauvre Jean, qui commençait à mourir de peur, ayez pitié de moi! il n'y a qu'une chose à faire : prenez mon cochon et donnez-moi votre oie.
 — C'est beaucoup risquer, répliqua le garçon, mais, s'il vous arrivait malheur, je ne voudrais pas en être la cause. »
 Et prenant la corde, il emmena promptement le cochon par un chemin de traverse, pendant que l'honnête Jean, dégagé d'inquiétude, s'en allait chez lui avec son oie sous le bras. « En y réfléchissant bien, se disait-il à lui-même, j'ai encore gagné à cet échange, d'abord un bon rôti ; puis avec toute la graisse qui en coulera, me voilà pourvu de graisse d'oie pour trois mois au moins; enfin, avec les belles plumes blanches, je me ferai un oreiller sur lequel je dormirai bien sans qu'on me berce. Quelle joie pour ma mère! »
 En passant par le dernier village avant d'arriver chez lui, il vit un rémouleur qui faisait tourner sa meule en chantant :
Je suis rémouleur sans pareil ;
Tourne, ma roue, au beau soleil !
 Jean s'arrêta à le regarder et finit par lui dire : « Vous êtes joyeux, à ce que je vois; il paraît que le repassage va bien?
 — Oui, répondit le rémouleur, c'est un métier d'or. Un bon rémouleur est un homme qui a toujours de l'argent dans sa poche. Mais où avez-vous acheté cette belle oie?
 — Je ne l'ai pas achetée, je l'aie eue en échange de mon cochon.
 — Et le cochon?
 — Je l'ai eu pour ma vache.
 — Et la vache?
 — Pour un cheval.
 — Et le cheval?
 — Pour un lingot d'or gros comme ma tête.
 — Et le lingot?
 — C'étaient mes gages pour sept ans de service.
 — Je vois, dit le rémouleur, que vous avez toujours su vous tirer d'affaire. Maintenant il ne vous reste plus qu'à trouver un moyen d'avoir toujours la bourse pleine, et votre bonheur est fait.
 — Mais comment faire? demanda Jean.
 — Il faut vous faire rémouleur comme moi. Pour cela, il suffit d'une pierre à aiguiser ; le reste vient tout seul. J'en ai une, un peu ébréchée il est vrai, mais je vous la céderai pour peu de chose, votre oie seulement. Voulez-vous?
 — Cela ne se demande pas, répondit Jean ; me voilà l'homme le plus heureux de la terre. Au diable les soucis, quand j'aurai toujours la poche pleine. »
 Il prit la pierre et donna son oie en payement.
« Tenez, lui dit le rémouleur en lui donnant un gros caillou commun qui était à ses pieds, je vous donne encore une autre bonne pierre pardessus le marché; on peut frapper dessus tant qu'on veut; elle vous servira à redresser vos vieux clous. Emportez-la avec soin. »
 Jean se chargea du caillou et s'en alla le cœur gonflé et les yeux brillants de joie : « Ma foi! s'écria-t-il, je suis né coiffé; tout ce que je désire m'arrive, ni plus ni moins que si j'étais venu au monde un dimanche ! »
Cependant, comme il était sur ses jambes depuis la pointe du jour, il commençait à sentir la fatigue. La faim aussi le tourmentait; car, dans sa joie d'avoir acquis la vache, il avait consommé toutes ses provisions d'un seul coup. Il n'avançait plus qu'avec peine et s'arrêtant à chaque pas; la pierre et le caillou le chargeaient horriblement. Il ne put s'empêcher de songer qu'il serait bien heureux de n'avoir rien à porter du tout. Il se traîna jusqu'à une source voisine pour se reposer et se rafraîchir en buvant un coup; et, pour ne pas se blesser avec les pierres en s'asseyant, il les posa près de lui sur le bord de l'eau ; puis, se mettant à plat ventre, il s'avança pour boire, mais sans le vouloir il poussa les pierres et elles tombèrent au fond. En les voyant disparaître sous ses yeux, il sauta de joie, et les larmes aux yeux, il remercia Dieu qui lui avait fait la grâce de le décharger de ce faix incommode sans qu'il eût rien à se reprocher. « Il n'y a pas sous le soleil, s'écria-t-il un homme plus chanceux que moi! » Et délivré de tout fardeau, le cœur léger comme les jambes, il continua son chemin jusqu'à la maison de sa mère.
 Source : Contes choisis des frères Grimm, traduits de l'allemand par Frédéric Baudry, librairie Hachette, 1875. Contes moraux.

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